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RICHARD WAGNER


xixe siècle de leurs exaltations. Même si c’est chez son ennemi qu’on suscite des vocations héroïques, ce pouvoir n’en est pas moins l’un des dons les plus rares des dieux. Écoutons en dans Chateaubriand quelques échos, à propos de la dernière campagne de Bonaparte en Allemagne.

« On a appelé les combats de 1813 la campagne de Saxe : ils seraient mieux nommés la campagne des poètes, » dit-il dans les Mémoires d’Outre-Tombe. « Le professeur Fichte faisait à Berlin une leçon sur le devoir ; il parla des calamités de l’Allemagne et termina sa leçon par ces paroles : « Le cours sera donc suspendu jusqu’à la fin de la campagne. Nous le reprendrons dans notre patrie devenue libre, ou nous serons morts pour reconquérir la liberté… » « Koerner n’a qu’une crainte, celle de mourir en prose. Blessé grièvement à Lutzen, ilee traîna dans les bois, où des paysans le retrouvèrent ; il reparut et mourut aux plaines de Leipsick, à peine âgé de vingt-deux ans : il s’était échappé des bras d’une femme qu’il aimait, et s’en allait dans tout ce que la vie a de délices… » « Quand ces étudiants abandonnèrent la paisible retraite de la science pour les champs de bataille, les joies silencieuses de l’étude pour les périls bruyants de la guerre, Homère et les Nibelungen pour l’épée, qu’opposèrent-ils à notre hymne de sang, à notre cantique révolutionnaire ? » Des strophes « pleines de l’affection religieuse et de la sincérité de la nature humaine… » « …Le génie allemand a quelque chose de mystérieux. Les Allemands adorent aujourd’hui la liberté dans un vague indéfinissable, de même qu’autrefois ils appelaient Dieu le secret des bois. »

J’ai choisi à dessein ces passages où se trouvent réunis dans un même bref chapitre, certaines images et certains noms tout emplis, pour nous, d’un sens prophétique. On croit y entendre non seulement le prélude du drame de 1815, qui sera la fin d’une grande période héroïque, mais déjà comme un prologue au romantisme, un soulèvement d’intellectuels et de rêveurs. Après vingt-cinq ans du sport épuisant que sont les guerres et les révolutions, un énorme « assez » sortit de la bouche de millions d’hommes poussés par la famine spirituelle, avides de revivre, de se connaître, et non plus de refondre la carte du monde mais de consulter celle de leurs sentiments. L’aventure poli­-