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RICHARD WAGNER


Et le critique du Constitutionnel écrivait dans son journal, quinze jours après l’arrivée de Wagner à Paris : « La littérature, ébranlée dans son économie entière, n’a pu recouvrer encore un état normal ; elle s’en va de langueur. » Pourquoi en cette même année, Stendhal envoyait de son consulat de Civita-Vecchia à son imprimeur les épreuves corrigées de La Chartreuse de Parme. Balzac avait publié une bonne partie de sa Comédie Humaine, mais on ne le prenait guère au sérieux. « Le talent de l’auteur de Sarrasine », écrivait le critique Gustave Planche, « sent’l’opium, le punch et le café. » Victor Hugo avait fait scandale avec son Hernani, mais c’est au théâtre surtout, et dans les « cénacles », qu’il avait son public. En 1840, il cherchait encore sa voie, ses voix, et il était à la veille d’un silence de treize ans. Musset venait de donner ses Nuits, qui n’avaient leurs fervents que chez les jeunes. Vigny, obscur et énigmatique gentilhomme sans fortune, se trouvait jouir de quelque réputation pour sa vie romancée de Cinq-Mars et pour Chatterton, un drame. Dumas intéressait surtout par ses aventures, ses duels, et les rixes littéraires auxquelles il se ? trouvait mêlé. Mais les vrais maîtres étaient Villemain, Barante, Fauriel, Pichot, les poètes Casimir Delavigne et Népomucène Lemercier, les frères Deschamps. Jules Lefèvre, Viennet, Mi11evoy, et les romanciers inépuisables : Frédéric Soulié, Eugène Süe, Paul de Kock, Janini, Roger de Beauvoir, Legouvé. Le feuilletonniste du Constitutionnel, qui osait consacrer une étude au « génie sans sexe » de George Sand, n’avait donc pas tort de prendre des précautions vis-à-vis de son public, puisque en face du passé somptueusement relié dans toute bonne bibliothèque, le présent n’offrait que ses brochages légers, ses in-12 de cabinet de lecture et un vénéneux bouquet d’auteurs que le peuple de Paris tenait pour de simples malades, des révolutionnaires ou des fous. Mais où étaient les gloires solides, durables ? Qui aurait pu rivaliser avec la popularité de Béranger ? Avec la célébrité retentissante de l’Anglais Walter Scott ? Et par delà ceux-ci, et le féminin Lamartine, et Byron le monstre adorable, rayonnait sur les cafés de Paris comme dans les Tavernes d’Allemagne le poëte de toute fantaisie, le metteur en scène de tout drame romantique : Shakespeare. De Shakespeare était venu le goût du clair-obscur, du