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POUR LES FEMMES

Une Réforme Nécessaire

La Capacité Civile de la Femme mariée




Les objections faites à cette réforme sont de deux sortes : 1o d’ordre pratique ; 2o d’ordre théorique et moral. Occupons-nous d’abord des premières.

La femme est-elle vraiment incapable en soi de s’occuper d’affaires ? Si beaucoup l’affirment avec une hâte qu’ils qualifieraient sévèrement chez des femmes, qui oserait le soutenir après avoir réfléchi ? — La paysanne, est au moins aussi prudente et aussi fûtée que son mari dans les marchés qu’ils ont à traiter l’un et l’autre ; l’ouvrière se laisse moins que l’ouvrier prendre au mirage des promesses trop belles ; la commerçante sait gérer ses entreprises aussi bien que le commerçant et même mieux, puisque les faillites sont (paraît-il) moins nombreuses — toutes proportions gardées — chez les femmes que chez les hommes et qu’on cite nombre de firmes périclitant sous la direction de négociants et relevées ensuite par leurs veuves.

De ces faits aisément contrôlables il résulte que la femme n’est pas, comme on le prétend, incapable en soi de s’occuper d’affaires. Si cette idée fausse a prévalu, c’est qu’elle est née dans des milieux où il est de bon ton d’écarter « le sexe faible » des choses sérieuses. Il est à remarquer cependant que même dans ce milieu restreint, les femmes restées célibataires ou devenues veuves acquièrent après quelques années de pratique des aptitudes suffisantes pour gérer leur avoir personnel ni mieux ni plus mal que la moyenne des hommes.

Nos opposants basent principalement leurs affirmations dédaigneuses et pessimistes sur le cas de femmes mariées jeunes, à qui l’on a jamais donné l’occasion de démontrer si oui ou non elles s’entendaient aux affaires d’argent. S’ils ont été frappés plus que d’autres du nombre des malheureuses qui, à la mort de leur mari, ont vu leur fortune devenir la proie des « Corbeaux », on peut s’étonner qu’ils n’aient pas été unanimes à en déduire la nécessité d’initier l’épouse aux affaires de son mari et aux siennes.

Si l’on veut bien nous concéder que la femme en général est apte à recevoir la formation spéciale qui la préserve des imprudences ou des étourderies, on peut nous objecter néanmoins qu’il y a et qu’il y aura toujours des femmes prodigues et des femmes incapables.

Les prodigues — fléaux de leur famille — se recrutent surtout parmi ceux et celles qui ont eu en mains subitement de grosses sommes sans avoir appris à connaître la valeur de l’argent. Chez les uns comme chez les autres l’éducation peut beaucoup pour prévenir cette tendance. Mais il faut reconnaître que si le Code refuse aujourd’hui à la femme le moyen de défendre efficacement sa fortune contre la prodigalité du mari, il ne parvient pas à l’empêcher de ruiner son mari si elle-même est prodigue, — pour la bonne raison que la femme est, par la force des choses, chargée d’administrer les dépenses. Les droits que nous demandons n’aggraveraient pas sur ce point la situation existante et tendraient plutôt à l’atténuer en développant chez la femme le sentiment de sa responsabilité.

Quant aux femmes incapables, elles pourraient évidemment nuire aux intérêts de la famille par le mauvais emploi de leur signature ; mais il leur resterait une supériorité sur leurs pareils masculins, c’est qu’elles demanderaient probablement conseil à leur mari, tandis que les hommes incapables dédaignent trop souvent l’avis de leur femme.

Qu’on ne l’oublie pas, nous ne proposons nullement de renverser les rôles, c’est-à-dire de décréter que la signature du mari n’aura plus aucune valeur sans celle de sa femme ! Nous demandons simplement que la femme qui a appris à connaître la valeur d’une signature, qui depuis 21 jusqu’à 25, 30 ans, parfois plus tard, a joui de sa pleine capacité civile, ne soit pas traitée subitement en mineure parce qu’elle a pris un époux.

Il pourrait arriver que le mari déplore de ne pouvoir empêcher sa femme d’accepter une succession onéreuse ou de faire avec ses deniers séparés (paraphernaux) une acquisition maladroite. Mais que de fois n’arrive-t-il pas, que de fois n’arrivera-t-il pas encore qu’une femme voie son mari aventurer son argent dans des entreprises douteuses ou conclure des marchés de dupe sans qu’elle réussisse à l’en empêcher par ses conseils ni ses prières ? Que le mari soit lésé par les actes de mauvaise gestion de sa femme, c’est évident puisqu’il devra continuer à entretenir sa famille avec des ressources amoindries. Mais la femme n’est-elle pas lésée de la même manière par les actes de mauvaise gestion de son mari, même quand ceux-ci n’entament pas sa dot personnelle ? Si le mari doit fournir « ce qui est nécessaire à la subsistance commune », la femme doit « se débrouiller » avec ce que son mari lui fournit ; et il est infiniment moins compliqué d’ordonner : « Tu réduiras tes dépenses de moitié » que de parvenir avec ces ressources diminuées, à faire face à des nécessités qui ne fondent pas de moitié sur commande.

Aucune raison pratique ne nous paraît donc justifier l’incapacité civile de la femme telle qu’elle est établie par le Code.

Abordons les objections d’ordre théorique et moral.

La première nous paraît (que les juristes nous pardonnent notre audace !) avoir plus de façade que de fond : la capacité civile de la femme serait contraire à « l’ordre public ». Mais les conditions de cet « ordre public » ont été décrétées non par une autorité impartiale mais par Napoléon dont chacun connaît les théories misogynes. Chez plusieurs nations plus féministes que la nôtre, on ne constate pas que l’ordre public soit troublé par la capacité civile de la femme mariée.

Autre objection, des plus fortes aux yeux de nos contradicteurs : toute liberté plus grande accordée à la femme est une atteinte à l’autorité du mari et compromet par conséquent l’unité de la famille.

Nous sommes partisans convaincus de la nécessité de maintenir ou de restaurer l’unité dans la famille, mais nous faisons une distinction essentielle entre l’unité matérielle et l’unité morale ; celle-ci nous paraît le but dont l’autre n’est qu’un moyen d’efficacité variable.

Or la véritable unité ne nous paraît pas pouvoir reposer sur la spoliation ou l’arbitraire, la véritable union consiste dans la fusion de deux vies, de deux personnalités et non dans l’effacement complet de l’une devant l’autre…

Croit-on que dans de telles familles l’union soit moins réelle et moins grande qu’autrefois dans les familles régies par l’une ou l’autre des lois anciennes qui donnaient au mari droit de vie et de mort — et de vente ! — sur ses épouses ? Et pourtant chaque fois qu’un législateur plus éclairé ou plus compatissant a allégé la servitude de la femme, l’on a exprimé la crainte de voir s’ébranler la constitution de la famille…

C’est de l’incapacité où nous sommes tous, à des degrés divers, de voir clairement le Vrai et de vouloir constamment le Bien que naissent tous les conflits de l’humanité. C’est cette double infirmité qui s’oppose à ce que les hommes vivent en anarchie, c’est elle qui nécessite dans toute société stable une autorité qui maintienne l’ordre et la paix entre les volontés divergentes. Aucune société ne peut échapper à cette loi à moins d’être décidée à se dissoudre en cas de conflit. La société de l’homme et de la femme dans le mariage étant, sous la loi religieuse, indissoluble, il est nécessaire que l’un d’eux soit investi de l’autorité pour trancher les cas de conflits insolubles par conciliation.

Faut-il ajouter que la maternité rendant, à des intervalles répétés, la femme dépendante de la protection de l’homme, c’est à celui-ci que revenait, comme corollaire du devoir de protection, le droit d’autorité.

Nous admettons parfaitement (avec la plupart des féministes modérés) que la femme doive, en cas de conflit insoluble, déférer en vertu de ce principe d’autorité à la volonté du mari, même quand c’est elle qui a raison et pourvu que sa soumission n’entraîne par contrevenance à des devoirs ou à des intérêts supérieurs.


Nous admettons — pour citer quelques applications pratiques nullement limitatives — que c’est au mari de régler le train de vie du ménage ; qu’il a voix prépondérante en ce qui concerne la direction et l’établissement des enfants, et qu’il peut opposer son veto à sa femme si elle veut adopter une profession qu’il juge incompatible avec ses devoirs d’intérieur ou avec la position sociale de la famille.

Mais nous avons l’absolue conviction que l’autorité du mari sera d’autant plus forte, d’autant plus respectable et d’autant plus respectée qu’elle ne s’attachera point à des détails tyranniques et qu’elle ne dépassera pas les limites de son empire légitime. Or, ses prérogatives n’impliquent nullement comme conséquence nécessaire la paralysation de la personnalité juridique de la femme.

Au lieu de résigner graduellement les femmes à l’idée que leur signature ne compte plus, que leur opinion sur l’opportunité d’une vente ou d’un achat ne compte plus parce qu’elles se sont mariées, il serait infiniment plus sage de leur montrer quelle responsabilité plus lourde pèse sur elles depuis que leurs actes civils, au lieu de nuire ou de profiter à elles seules, peuvent nuire ou profiter à leur mari et leurs enfants.

On a trop longtemps traité la femme mariée en enfant irresponsable de ses actes et sacrifiée dans ses intérêts. On ne songe pas à tout ce qu’on a atrophié ainsi de valeurs féminines…

Nous demandons en premier lieu que la Loi cesse de présupposer chez la femme une déchéance intellectuelle temporaire surgissant du mariage et ne cessant qu’avec lui.

Nous demandons ensuite que tout en respectant les prérogatives essentielles et nécessaires du chef de famille, le législateur respecte aussi l’initiative légitime et bienfaisante de l’épouse ; qu’il n’amoindrisse plus sa dignité et sa responsabilité, qu’il ne la réduise plus en

L’exiguité de ces colonnes nous empêche de publier « in-extenso » le beau roman de Albert-Émile Sorel, l’Écueil. Nous n’en donnons ici que les passages ayant particulièrement trait aux questions féministes.

L’ÉCUEIL




I


À sept heures précises, la cloche du château sonna pour le dîner ; le crépuscule d’août tombait sur la forêt normande et bronzait le faîte des chênes et des sapins, qui semblaient une vague de verdure se brisant au sommet de la colline. À travers une échancrure, un coin de mer grise miroitait sous les dernières clartés ; au pied du parc en pente, orné d’une pelouse, avec des massifs de rhododendrons, devant la grille dorée, un chemin large descendait et rejoignait la grande route de Trouville à Honfleur. La baronne Laffray se plaisait, pendant l’été, à réunir autour d’elle ses enfants et petits-enfants dans cette vaste demeure, construite en briques rouges et blanches, qui avait été élevée dans ce dessein par feu le baron Laffray, ancien conseiller général du Calvados, emporté par un coup de sang, voilà dix ans à peu près. Ses soixante-dix-huit années n’avaient voûté ni les épaules ni la taille de la baronne Laffray, et l’embonpoint n’avait pas épaissi sa personne. Sur son visage austère dominait une expression hautaine ; la bonté, cependant, n’était pas étrangère à cette physionomie. De larges et lourdes boucles en papillotes tombaient du bonnet de dentelle, le long de l’ovale, et encadraient un front bas et autoritaire, sur lequel les cheveux se partageaient en bandeaux plats. Le nez droit n’indiquait point la violence, mais les yeux, d’un bleu clair sous les sourcils épais, la bouche aux lèvres très minces et le menton ferme accusaient l’énergie. Habillée d’une robe de soie noire, assise dans son fauteuil auprès de la cheminée, elle causait avec sa fille, Mme de Neuzy, dont le mari était conseiller à la cour de Rouen, et avec sa belle-fille, qui avait épousé le commandant baron Laffray ; celle-ci avait trois enfants : deux fils, Guy et Léopold, qui tous deux déclaraient avoir la vocation militaire, et une fille, Lucie. L’aîné des garçons — le préféré de l’aïeule — préparait Polytechnique. Son frère cadet optait pour Saint-Cyr et s’amusait à faire résoudre des problèmes par son aîné. Lucie, qui allait avoir quinze ans, causait avec ses deux petites cousines de Neuzy, Gabrielle et Françoise, tandis qu’Ernest, leur frère, un insupportable gamin outrageusement gâté, s’était installé sur les genoux de sa cousine Armande Mesnil, la doyenne des petits-enfants de la baronne — elle atteignait sa vingt-quatrième année — qui, auprès de ses sœurs, Thérèse et Clémence, considérait le couchant par la fenêtre.

On bavardait à mi-voix ; on savait que la baronne Laffray redoutait le bruit et n’admettait point que l’on fût en retard pour les repas. Le dîner était servi et cependant M. et Mme Mesnil n’étaient pas là ; on aurait dû se mettre à table sans eux. La baronne s’en irritait. Elle souffrait secrètement du mariage de sa fille cadette, qui avait épousé Michel Mesnil, très honorable industriel de Lisieux, mais qui aurait dû, comme sa sœur aînée, se marier avec un magistrat, à moins qu’elle n’eût préféré un militaire. N’étant point d’origine noble ni titrée, — son père était un excellent rentier, fils de commerçants de Bayeux, — la vieille dame apportait aux préjugés un esprit plus irritable et exagérait ses opinions. Elle songea aux égratignures de son amour-propre : une de ses cousines lui avait proposé ce parti ; sa fille Christine touchait à ses vingt-trois ans et déclarait ne point vouloir la quitter ; elle n’avait cédé qu’aux instances maternelles, car la baronne Laffray — bien que très pieuse — n’eût point admis que l’une de ses filles entra au couvent, et elle eût considéré comme une sorte de déshonneur qu’elle ne se mariât point. Le projet l’avait tentée par les avantages qu’il offrait : Michel était à la tête d’une fabrique de draps et possédait quelque fortune ; néanmoins cette union avait été considérée par la famille comme une mésalliance. M. de Neuzy ne laissait point d’affecter une certaine condescendance dans ses rapports avec son beau-frère, et le commandant indiquait nettement que seul son attachement pour sa sœur inspirait la cordialité de sa conduite.

« Michel est encore retourné à Lisieux ? questionna Mme de Neuzy.

— Ta sœur m’a dit qu’il avait engagé d’importants pourparlers qui le préoccupaient fort, répondit la baronne ; je reconnais, cependant, qu’il aurait pu rentrer une heure plus tôt.

Thérèse Mesnil, entre ses deux sœurs, demeurait plongée dans son rêve. Elle ignorait la cause de l’indisposition de son père ; elle avait surpris seulement quelques mots échangés entre ses parents, et elle s’était aperçue que sa mère avait pleuré, Armande et Clémence s’en étaient rendu compte, elles aussi, mais elles s’abandonnaient avec plus d’insouciance à l’entourage : Armande parce que plus formée de caractère, et Clémence, parce qu’elle n’avait que quinze ans et qu’elle avait du plaisir à rencontrer Lucie, sa contemporaine.

Un charme égal émanait de ces trois jeunes filles, naturellement distinguées, comme si l’éducation morale qu’elles avaient reçue se trahissait par leur maintien et leur donnait un attrait plus intelligent. Armande respirait la franchise : grande et forte, la santé de son âme s’harmonisait avec son tempérament robuste de Normande ; Clémence annonçait une personnalité plus délicate, et sa physionomie exprimait la douceur. Elles aimaient le bal, elles y avaient du suc-