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IDYLLE SAPHIQUE

gondoles qui venaient les chercher au matin les éveillait doucement, sans les ramener trop brusquement à la sensation d’une modernité aiguë et banale, respectant leur songe illusoire, les transportant sans bruit à travers Venise… Venise-Vénus, comme elle surgit des flots ! Vestige immense d’un palais grandiose et abandonné, aux ruines splendides, où les rues sembleraient des vestibules dallés pénétrés par le flot envahissant et lentement dévastateur… silhouetté de vieilles églises, de murs de couvents, de clochers. Ah ! le reflet mystérieux des ponts dans l’eau, les carrefours étroits et multiples, qui sentent l’aventure et le coupe-gorge.

Puis, un jour, Nhine dit :

— J’ai un soupir de soulagement lorsqu’arrivée chez nous, le soir, je pénètre dans le jardin, immobile sous la lune, où les vignes et les orangers me paraissent argentés, et si paisibles ! Dehors, je revis trop le romanesque Passé, en cette lointaine atmosphère de ressouvenance dont les décors fidèles me transportent en un temps mystérieux et enténébré qui m’angoisse et m’attire. As-tu vu, Tesse, au Lido, ce grand vaisseau, blanc ainsi qu’un cygne, avec sa quille d’un vert pâlissant et ses hublots dorés ? C’est le Hohenzollern, le yacht de l’empereur d’Allemagne. Eh bien ! pour moi, il se transforme. Les gens de l’équipage, très blonds, et choisis parmi les plus beaux, me font l’effet de grands seigneurs déguisés. Et le soleil darde… illuminant mon illusion !