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il n’a que le désir, — avant de rentrer chez lui, pour manger et dormir, — d’avaler quelques gorgées d’alcool, afin de se secouer, se remonter, se donner un coup de fouet. Il ne songe pas à aller au syndicat, à fréquenter les réunions, il n’y peut pas songer ! — tant son corps est moulu de fatigue, tant son cerveau déprimé est inapte à fonctionner.

De même, de quel effort est capable le malheureux dégringolé dans la misère endémique, le loqueteux que le manque de travail et les privations ont élimé ? Peut-être, dans un soubresaut de rage, esquissera-t-il un geste de révolte… mais ce sera un geste sans récidive ! La misère l’a vidé de toute volonté, de tout esprit de révolte.

Ces constatations — qu’il est loisible à chacun de vérifier et de multiplier — sont l’infirmation de cette étrange théorie que l’excès de misère et d’oppression est un ferment de révolution. Le contraire est seul exact, seul vrai ! L’être faible, dont le sort est précaire, qui a une vie restreinte, qui est matériellement et moralement esclave, n’osera regimber sous l’exploitation ; par crainte du pire, il se recroquevillera, ne tentera aucun mouvement, aucun effort et croupira dans sa situation douloureuse. Il en va autrement de celui qui par la lutte s’est fait homme, qui, ayant une vie moins étroite, a l’esprit plus ouvert, et qui, ayant regardé son exploiteur en face, se sait son égal.

C’est pourquoi les améliorations partielles n’ont pas pour résultat d’endormir les travailleurs ; au contraire, elles sont pour eux un réconfort et un excitant à réclamer et exiger davantage. Le mieux-être, qui est toujours une conséquence de la manifestation de la force prolétarienne — soit que les intéressés l’arrachent de haute lutte, soit que la bourgeoisie juge prudent et habile, pour atténuer les chocs qu’elle prévoit ou redoute, de faire des concessions — a pour résultat d’élever la dignité et la conscience de la classe ouvrière, et aussi — et surtout ! — d’accroître et d’accentuer sa combativité. En émergeant de la misère physiologique et intellectuelle, la classe ouvrière s’affine ; elle acquiert une sensibilité plus grande, ressent davantage l’exploitation qu’elle subit et a d’autant plus la volonté de s’en libérer ; elle acquiert aussi une vision plus nette de l’opposition irréductible qu’il y a entre ses intérêts et ceux de la Classe capitaliste.

Mais, pour si importantes qu’on les suppose, les améliorations de détail ne peuvent suppléer à la Révolution, en faire l’économie : l’expropriation capitaliste reste nécessaire, pour que soit réalisable la libération complète.

En effet, à supposer qu’on parvienne à comprimer fortement les bénéfices du capital, à annihiler en partie le rôle néfaste de l’État, il est improbable que cette compression puisse atteindre à zéro. Les rapports n’auraient pas changé