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L’avocat général, M. Roulier, n’avait pas supposé telle rigueur. Il fit appeler Sébastien Faure, qui avait présenté la défense de Grangé, et lui fit part de ses angoisses : « Ce verdict dépasse toutes mes prévisions… Que Grangé signe un recours en grâce et je l’appuierai… »

Sébastien Faure fit observer à M. Roulier combien ces angoisses étaient tardives et, aussi, combien il était illusoire de supposer que Grangé se départirait de son impassibilité pour s’abaisser à un recours en grâce. Cependant, famille et amis s’entremirent en faveur du malheureux. Ce fut en vain. De tragiques événements se déroulèrent qui firent dédaigner toute pitié,… et Grangé est toujours à la Nouvelle-Calédonie. Ce qu’est là-bas son existence, voici :

Veux-tu savoir ce qu’est le bagne ?

Eh bien, mon pauvre ami, le bagne est l’enfer sur la terre, c’est la souffrance physique et morale tout à la fois : c’est la faim au ventre et c’est l’abrutissement ; c’est la déchéance morale et c’est la dégénérescence physique ; c’est plus de sang dans les veines ! c’est plus de cœur sous la peau ! et c’est plus d’intelligence ! En un mot, c’est la perte complète de ce qui fut un homme, — il ne reste plus que la bête.

Et pourtant, le bagne n’est plus (en 1897) ce que je l’ai trouvé en arrivant ici : en 1892, c’était les coups de trique, pour rien ; les coups de pieds et de poing ; les coups de crosse de revolver — et les balles dans la peau !

Malades, on n’était soigné que par les Canaques, sauvages qui étaient alors les auxiliaires des bourreaux.

Tout ce qu’on a dit à la Chambre des députés, à propos des inquisitions de la Guyane, est au-dessous de la vérité — en ce qui concerne ce qui s’est passé ici. Depuis cela a un peu changé : on ne frappe plus. Mais c’est encore bien triste quand même. La faim torture les hommes et leur fait faire mille bassesses que la plume se refuse à écrire…

Ah ! mon pauvre ami, si tu savais ce que j’ai souffert ! Malade le médecin affirmait que je n’avais rien ; je ne fus pas soigné — le mal partit je ne sais comment… Combien j’en ai vu crever (il n’y a pas d’autre terme !) et combien assassinés lâchement par les surveillants…

Dernièrement, déserteurs et insoumis ont été amnistiés.

Pourquoi Ernest Grangé ne bénéficierait-il pas de cette amnistie ? Son insoumission, il est vrai, se compliqua de voies de fait ; mais il y a plus de six ans qu’il est au bagne et à l’estimation de M. Roulier, dix-huit mois de simple prison eussent très largement payé son anodin coup de revolver.