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retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottes aux pendus. Je retins avec peine l’explosion de ma colère, dont je sentais toute l’inutilité. Les brigands parcouraient la forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la maison. Savéliitch me rencontra sur le seuil.

« Grâce à Dieu, s’écria-t-il en me voyant, je croyais que les scélérats t’avaient saisi de nouveau. Ah ! mon père Piôtr Andréitch, le croiras-tu ? les brigands nous ont tout pris : les habits, le linge, les effets, la vaisselle ; ils n’ont rien laissé. Mais qu’importe ? Grâces soient rendues à Dieu de ce qu’ils ne t’ont pas au moins ôté la vie ! Mais as-tu reconnu, maître, leur ataman ?

– Non, je ne l’ai pas reconnu ; qui donc est-il ?

– Comment, mon petit père ! tu as déjà oublié l’ivrogne qui t’a escroqué le touloup, le jour du chasse-neige, un touloup de peau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes les coutures en l’endossant. »

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon guide était frappante en effet. Je finis par me persuader que Pougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alors la grâce qu’il m’avait faite. Je ne pus assez admirer l’étrange liaison des événements. Un touloup d’enfant, donné à un vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabarets assiégeait des forteresses et ébranlait l’empire.

« Ne daigneras-tu pas manger ? me dit Savéliitch qui était fidèle à ses habitudes. Il n’y a rien à la maison, il est vrai ; mais je chercherai partout, et je te préparerai quelque chose. »