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LE FRANÇAIS

« Eh, ben ! c’est tout ça qu’j’ai vu dans les deux grands yeux d’mon Bob quand il s’est r’tourné envers moi pendant que j’l’visais pour l’tuer. Qu’est-ce qu’vous auriez fait à ma place ?… vous autres ?… Mon fusil est tombé d’mes bras ; j’avais les yeux mouillés. J’ai été prendre Bob par la crinière et j’ai descendu avec lui jusqu’à la maison. La femme, les enfants, les voisins ont ri d’moi, mais j’en ai pas fait d’cas. Eux autres savaient pas c’qui s’était passé, en haut, au trécarré ; j’ai jamais conté ça avant aujourd’hui. Si ma pauv’vieille vivait, elle dirait qu’j’suis un vieux ratoureux pour lui avoir caché ça. Moi, j’avais juré qu’Bob mourrait d’sa belle mort. Et, de fait, pas plus tard qu’deux mois après, je l’ai trouvé raide mort dans un p’tit clos qu’j’lui avais fait, exprès pour lui, en arrière d’là grange ous’qu’i avait pas d’misère, j’vous assure. Pauv’vieux Bob, quand j’y pense !…

Le brûle-gueule de plâtre culotté trembla dans la brèche des quelques dents qui restaient encore au père Moïse. Camille Gagnon était aussi attendri que son vieux père à ce souvenir de Bob…

Mais la bruyante jeunesse, un instant émue par le touchant récit du père Gagnon, se dispersa vite et, seuls, restèrent près du vieillard, Marguerite Morel et Léon Lambert qui continuèrent d’écouter l’évocation des souvenirs du vieux colon. L’on entendit de nouveau les accents de l’harmonium pendant que les demoiselles Gagnon passaient une première ronde de tire. Puis, des voix crièrent, surtout des voix de jeunes filles : « Une chanson, Jacques, une chanson ! » Le