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LE FRANÇAIS

min du Rang Trois, l’herbe était si drue qu’on semblait pas, en marchant, toucher à terre. J’m’rappelle que comme j’m’virais pour voir si Bob m’suivait, je l’ai vu essayer d’happer une gueulée de c’te bonne herbe.

« On marcha encore pendant que’que temps, l’long des champs, et on est arrivé au trécarré. Là, c’était du bois vert. Y avait, en c’temps-là, entre l’bois et ma dernière pièce de terre, ane p’tite clarière ousque j’mettais, l’été, les veaux en pacage. J’mis Bob au bord du bois et moi, j’m’en fus au bout d’là clairière. Bob s’tenait dret su ses pattes et bougeait pas plus que s’il avait été mort, là, frappé par le tonnerre. J’pris mon fusil que j’mis pas mal de temps à charger et à épauler, comme vous pouvez vous l’imaginer. Mais il fallait toujours ben en finir. J’tremblais comme une feuille de bouleau. À la fin des fins, j’épaule et j’vise… J’étais à vingt-cinq pas quasiment d’mon cheval. Par quel adon, j’vous l’demande, mais v’là’ti pas que Bob, juste à c’moment-là, tourne la tête d’mon côté, et qu’j’vois ses deux bons grands yeux vitreux qui me r’gardent comme j’allais presser l’chien d’mon fusil. On aurait dit, ma foi du bon Dieu, qu’la pauv’bête pleurait. Ah ! mes enfants, quand j’y pense ! J’ai vu, dans ces deux yeux-là, toute l’histoire d’ma terre et je m’mis quasiment à pleurer, moi aussi… »

L’assistance était tout oreille, on le devine. Le vieux Gagnon réfléchit un instant en re-bourrant sa pipe ; il réunissait, sans doute, les autres éléments de son récit. Son front sillonné de rides sinueuses, s’était comme creusé plus profondément à l’évocation de si