Page:Potvin - La Baie, récit d'un vieux colon canadien-français, 1925.djvu/86

Cette page a été validée par deux contributeurs.
84
la baie

encore verte dans les prairies. Tantôt, les vaches, accoutumées, descendront seules du trécarré vers la maison pour la traite du soir et cela me fait monter au cœur un dernier souvenir de mon cadet qui était parti chercher nos laitières quand il a péri dans la rivière en nous pêchant des petites truites pour le souper…

Quand j’arrivai à la maison, sa mère pleurait encore à chaudes larmes, toujours dans le même coin de la cuisine. Je lui dis :

« Voyons, Nestine, il faut se remonter un peu, diable de diable », et je l’entraînai sur la galerie prendre un peu d’air. Le soleil allait se coucher et la Baie brillait comme une faïence. Là-bas, au fond du Bras de Chicoutimi, qui est la fin de la Baie, on vit un petit point noir avec de la fumée au-dessus. C’était le bateau de la Richelieu qui prenait le Saguenay en route pour le Saint-Laurent : c’était lui qui emportait notre Joseph pour toujours et qui, je le savais, emportait notre terre, nos ambitions, notre bonheur, à Nestine et à moi.

Ce soir-là, on tira les vaches tard. Il faisait noir et après, on se passa de souper. On n’avait pas le cœur à manger. Des voisins sont venus veiller, mais on ne jasa guère, comme on peut se l’imaginer.

Trois jours après, c’était la Toussaint. Dans l’après-midi, avec tous les gens du village, on s’est rendu au cimetière dire des prières pour les trépassés. Je vous assure que ce ne fut pas pour le petit Arthur qu’on a prié, le pauvre cher enfant, on savait qu’il était au ciel depuis longtemps. On a prié pour l’autre, le malheureux, qui devait en avoir bien besoin, allez.

Quels tristes jours on a passés ensuite, le reste de l’automne et l’hiver ! Il fallait plus penser pour moi à m’en aller dans le bois ; fini le bon temps des chantiers. Je ne pouvais toujours pas laisser sa mère seule à la maison pendant tout un hiver de temps.