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devoir même, c’était de ramasser tout ce que je pouvais d’argent qui serait sa part d’héritage pour payer ses frais de voyage et sa vie, là-bas, en attendant une place. La dernière paie de la fromagerie était arrivée la veille et, le lendemain, je vendis un jeune taureau, un porc engraissé et deux moutons, ce qui fit une somme d’une soixantaine de piastres que je remis à Joseph comme balance de sa part d’héritage.

Trois jours après, je m’en fus avec la jument le reconduire au quai de Saint-Alphonse où accostait le bateau… Il est parti sans pleurer une seule larme quand, moi, en l’installant dans la seconde classe du bateau, au milieu des bagages de tout le monde, parce que j’avais pas les moyens de faire mieux, j’avais la gorge sèche et ne pouvait pas dire un traître mot.

Je revins à la maison, le Bon Dieu seul sait dans quel état j’avais le cœur. En traversant la Rivière à-Mars, j’ai arrêté la jument au beau milieu du pont de bois qu’on avait bâti quelques années auparavant et qui remplaçait le bac des premiers temps. Pendant quelques minutes, j’ai regardé couler l’eau de la rivière, le courant tout blanc d’écume qui, une quinzaine d’années auparavant, avait emporté vers la Baie, le corps de mon pauvre petit Arthur. Le cœur m’a crevé tout d’un coup et des larmes grosses comme des noisettes me tombaient des yeux dans le courant qui les emportait vers l’endroit où, pendant le salut du Saint-Sacrement, on avait trouvé notre petit. Ah ! que je l’ai regretté à ce moment-là, mon pauvre Arthur ! Si la rivière ne me l’avait pas emporté, que je me disais, il serait en train, à l’heure qu’il est, de finir de labourer une pièce de labour d’automne, pendant que j’ai été reconduire au bateau son grand sans-cœur de frère… Mais non, la terre était seule à ce moment-là, et il n’y avait pas dessus âme qui vive, excepté les animaux qui paissent encore, ici et là, à cause du beau temps tardif de l’automne, de l’herbe