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misères du monde à me retenir de brailler comme un veau.

Lui, Joseph, ne bronchait pas. Assis sur le perron de la porte, il regardait fixement du côté du Saguenay, fumant pipe sur pipe, pas plus émotionné que si j’avais rien dit.

À la fin, il se retourna de notre côté et me demanda avec un aplomb, ma foi du Bon Dieu ! qui me fit l’effet d’un couteau de boucherie qu’on m’aurait planté en plein dans le dos :

« Vous avez fini, j’suppose ? »

Et comme abasourdi par cette question polissonne, je ne répondais pas, il continua :

« C’est un beau sermon que vous venez de faire là, p’pa. J’en ai jamais entendu de pareil à l’église. Heureusement qu’il y a pas de quoi à en dire tant. On dirait, à vous entendre, que je suis le plus grand vaurien de la terre. Pourtant, je suis pas pire que bien d’autres. Parlons franchement. Tout ce que j’ai, c’est que j’aime pas la terre et vous aurez beau dire, je l’aimerai jamais, jamais, entendez-vous ? Je trouve, moi, que ça vaut pas la peine de travailler pour avoir si peu. Quoi’s qu’on fait ici ? On bûche à partir du petit soleil jusqu’à la noirceur. On arrive à la maison plus fatigué que des bœufs ; on mange à la course pendant que la tête nous tombe de fatigue sur les épaules ou dans notre assiette ; et on se couche aussitôt après le souper pour se lever au coq et recommencer la même chose. C’est toute la vie comme ça ! Pas le plus petit changement. Le mardi, le mercredi, le jeudi, jusqu’au samedi soir ! Le dimanche matin, on se lève, on va à la messe et, le reste de la journée, on s’embête, on sait pas quoi faire ; on niaise… Vous pensez que c’est une vie, ça ? Pour moi, non ! Et je vous dirai franchement, j’aime mieux m’en aller. Si ça fait pas ailleurs et si je trouve que c’est pire, je reviendrai, quoi ! Mais il me semble que ça fera mieux ! À Chicoutimi, chez Ca-