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la baie

du four, elle avait entrepris de faire son savon ; et elle avait tout le reste du ménage à surveiller. Pendant dix minutes, elle travaillait au métier : pan !… pan !… La navette ne faisait qu’un rond à travers la trame de la catalogne. Puis, elle se levait d’un saut comme si elle avait été sur un poêle rouge, et courait dehors brasser avec une grande baguette sa chaudronnée de savon bouillant qui gonflait et se répandait sur le feu. Une autre fois, elle sautait encore de son métier et se précipitait dans le jardin où elle chassait les poules en train de déterrer ses oignons. Et je savais que dans quelques minutes, avant de se reposer enfin, elle avait encore ses vaches à tirer, ses volailles à soigner et à renfermer dans le poulailler, le souper à faire et la vaisselle à laver, du linge, encore étendu sur la clôture du parterre, à rentrer et à repasser ; et que d’autres affaires encore ! Quelle femme !

À un moment, j’ai eu honte. Je me suis levé et j’ai voulu l’aider à brasser son savon. Mais elle m’a dit ; « Non, t’es fatigué, mon vieux, vas donc te coucher un peu ; ça te fera du bien ».

C’était pourtant bien à elle d’aller se coucher. Les femmes sont bien plus courageuses que nous autres, les hommes ; et ça dans les peines comme dans les maladies. On braille, nous autres, pour un petit bobo de rien et, pendant des mois on voit des femmes souffrir, tout en travaillant, les maladies les plus dures, sans la moindre plainte. Ernestine, sous ce rapport, était une vraie sainte. Je l’ai vue souvent cuire sa fournée de pain avec une migraine terrible, sans un mot. C’était une femme passablement dépareillée et comme il ne s’en fait plus au jour d’aujourd’hui. Elle était digne de nos mères. C’est dommage que ça a coupé si court entre les femmes de mon temps et les créatures d’aujourd’hui qui pensent plus qu’à la toilette, aux veillées et aux promenades. On dirait que l’ouvrage leur fait peur et va les faire mou-