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la baie

sans qu’il me vit. Il commençait à peine à étendre sur le chaume son premier voyage. L’ouvrage pressait, et je l’ai vu, debout, appuyé sur le manche de sa fourche piquée dans la terre. Il rêvait pendant que le cheval s’en était allé plus loin avec son banneau et qu’il mangeait à pleine gueule du beau blé d’inde qui finissait de mûrir et qu’il massacrait.

Non, mais avait-on jamais vu pareille insouciance ?

J’ai resté là, longtemps quasiment tout abasourdi devant tant de flancherie. À ce moment-là, je me suis dis que je pourrais jamais rien tirer de bon de mon garçon et tout de suite j’ai commencé à me demander comment j’allais m’y prendre pour arriver avec ma terre.

Je ne pouvais plus compter sur mon plus vieux, pas plus que sur mon gendre et sa femme. Et mon pauvre petit Arthur, qui aimait tant la terre, et qui était mort !… Ah ! maudite Rivière-à-Mars qui me l’avait pris !

Cet après-midi là, je n’ai pas été plus loin en haut de ma terre. J’ai descendu à la maison et je me suis mis à jongler assis sur la galerie. Nestine pensait que j’étais malade. Je l’étais sans l’être ; je l’ai même jamais été autant, malade ! J’aurais même été content d’être frappé par une bonne fièvre typhoïde qui m’aurait couché dans mon lit pour des semaines sans avoir connaissance de rien. Je disais à ma femme que j’étais pas malade le moins du monde. Mais Nestine voyait bien que j’avais quelque chose. Et elle était assez fine, allez, pour se douter de ce que c’était, à la fin. Ainsi, elle essaya de me remonter comme elle pouvait.

La seule chose, je crois bien, pour me remettre à ce moment-là, c’était de la voir elle-même, la pauvre femme, se démener.

La veille, elle avait monté son métier dans un coin de la grand’salle et, en même temps, dehors, près