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Alphonse. C’était toujours une grande journée perdue.

Un beau jour, il m’annonça qu’il voulait aller à Québec par le bateau. On ne faisait pas, vous savez, de ces voyages-là pour des prunes ou avec des prières. Je ne pouvais le priver de cette distraction. Il était si en l’air et avait si peu d’élan dans le travail que si je l’avais contrarié le moindrement, il aurait été capable de partir tout de suite, de me lâcher là pour s’en aller n’importe où. Naturellement, il lui fallait de l’argent. Je lui remis presque toute ma dernière paie de fromage. C’était un gros sacrifice : j’avais tant besoin de mes sous pour mon roulant.

Il fut huit jours dans son voyage qu’il avait fait tomber, heureusement, entre les foins et les récoltes. Quand il fut de retour, ce fut bien autre chose. Ce qu’il s’en organisa, des veillées à Saint-Alphonse, pour permettre à mon Joseph de raconter aux jeunesses ce qu’il avait vu à Québec. D’ailleurs, il ne parlait plus que de ça. Il s’était amusé sans bon sens et il était même allé au théâtre. Il ne cessait plus de dire comme il était facile de se faire une belle vie là-bas, une vie, disait-il, plus d’adon avec ses goûts. Il disait ça, des fois, exprès devant moi et devant sa mère. Je ne répondais rien, mais le cœur me faisait mal. J’avais une idée rivée dans la tête que dès que Joseph aurait atteint sa majorité et qu’une occasion se présenterait, il allait nous planter là. Et je me voyais seul avec ma pauvre vieille plus fatiguée que jamais. Mais, des fois, j’avais de la peine à croire à une chose pareille. C’était, je le disais, de la bonasserie de ma part, j’étais un pauvre homme qui ne croyais presque pas au mal. Depuis ma naissance, à dire vrai, je filais d’un pas tranquille mon petit bonhomme de chemin dans la route que le devoir et mon père m’avait enseigné à suivre. J’avais espéré que mes garçons feraient la même chose. C’est comme ça que mon pauvre défunt père avait agi pour