Page:Potvin - La Baie, récit d'un vieux colon canadien-français, 1925.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.
64
la baie

des millions ; eh ! ben, ils étaient peut-être bien quatre ou cinq seulement. C’est comme ça, ces bêtes-là. Un soir que j’avais labouré tard dans une pièce du trécarré, où il y a une mare, j’avais été quasiment abasourdi par les grenouilles et les crapauds qui criaient dans ce marécage. Je me dis : il y en a là, vrai, assez pour empester toute ma terre. Pour m’amuser, après ma dernière raie, je m’en vas au bord de la mare ; j’écoute, je cherche à la lueur de la lune qui se levait et j’ai pu compter seulement quatre pauvres petites grenouilles et une couple de crapauds qui se tenaient au bord de l’eau, les pattes tout à leur aise écartillées sur des mottes de terre glaise. Vous voyez ! Souvent, faut pas s’en tenir à ce qui paraît…

Je fumais ma pipe et les broches à tricoter de ma vieille allaient toujours le train du criquet ; et nous ne parlions toujours pas. On pensait. Quant à moi je jonglais une chose depuis près d’une heure et j’osais pas le dire à Ernestine. Mais je finis par me décider :

« Nestine, sais-tu ce que j’ai pensé ? T’en diras ce que tu voudras ».

— Quoi’s c’que c’est demanda la mère.

— J’ai pensé à faire revenir chez nous Jeanne avec son mari. Quoi’s c’que t’en penses, dis ?

— Hein ?… Viens-tu fou ? demanda Ernestine en lâchant son tricotage sur ses genoux.

J’ai dû donner des explications.

« Tu sais, c’est pour toi et c’est pour moi aussi. On commence à devenir vieux, on faiblit et il faut qu’on travaille, asteur, plus que des jeunesses de vingt ans. Ça durera ce que ça durera ; mais pas longtemps ; c’est mon avis. Notre pauvre petit Arthur est mort et c’est lui pourtant qui nous aurait sauvé et qui aurait pu prendre la terre. Sur nos vieux jours, on se serait donné à lui. Joseph, tu le sais comme moi, faut plus y compter. C’est un enfant perdu ; plus de fiate à faire sur lui. Jeanne était une bonne