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la baie

du contentement. Quand je faisais de la terre, moi, jamais j’ai été si heureux que le soir, après ma journée, quand sur le perron de la porte en fumant ma pipe, je voyais au clair des étoiles ou de la lune, briller la terre glaise de la clairière où j’avais sué toute la journée et où, le matin, il n’y avait que des arbres et des fardoches. Je me disais : dans quelques mois, c’est du grain de plus qu’il y aura là, et j’étais content, le cœur plein de bonheur comme cet homme qui n’avait pas de chemise à ce qu’on dit et qui avait été jugé, par un roi, comme l’homme le plus heureux du monde.

Dans ma famille, on a toujours cultivé la terre. J’ai eu le malheur, avant de m’en aller dans le cimetière regarder pousser les pissenlits par la racine, de me savoir le dernier de notre lignée d’habitants. Oui, j’ai eu ce malheur, dans ma jeune existence — moi qui avais pourtant si horreur des États — d’être une pauvre victime de cette manie qu’on avait toujours eue de s’en aller travailler dans les fabriques de coton du Mass ou du Vermont.

Mais je veux pas en dire plus long sur ce sujet pour le moment. Vous verrez comme on n’est pas toujours récompensé en ce monde des sacrifices qu’on fait et de la misère qu’on endure.

Dans l’été de ma vingt-et-unième année, entre les foins et les récoltes, je me mariai avec ma blonde des Chutes de Saint-Alphonse, Ernestine Maltais, troisième fille de François Maltais, autrefois de la Baie Saint-Paul, venu à la Baie dans la troisième goélette de colons et qui, plus entreprenant que tous nous autres, avait été en arrivant, se fixer avec sa famille en un endroit à peine exploré qu’on appelait les Chutes et qui est aujourd’hui encore, comme vous savez, la dernière concession de Saint-Alphonse.

Ernestine avait tout ce qu’il fallait pour faire une bonne femme de colon et d’habitant. Elle était forte et membrue ; elle aimait la terre et ses travaux