Page:Potvin - La Baie, récit d'un vieux colon canadien-français, 1925.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
la baie

pirait en dormant. Elles nous mettaient, tout le jour et toute la nuit, le corps en feu ; elles nous faisaient saigner. C’était terrible, je vous le dis, surtout au commencement de l’été, au mois de juin, par exemple. Cela fit pleurer ma mère, un soir très chaud de ce mois-là, un soir lourd, chargé de « nordet ». Nous étions à la porte du campe et mon père avait allumé dans une vieille chaudière de zinc un feu de fougère verte qui faisait une fumée épaisse qui nous enveloppait au point que nous ne nous voyions point les uns les autres. Et nous étions pourtant tous proches du sceau à la boucane. Alexis Tremblay et Benjamin Harvey étaient venus veiller. Le temps était humide et les mouches, je vous dis, semblaient enragées. La boucane ne leur faisait rien de rien et nous passions le temps à chercher les moyens de nous en débarrasser la figure, les mains, les jambes. Ma mère, qui avait fait une rude journée à aider mon père à faire un coin de terre neuve, paraissait fatiguée, rendue. Elle était assise sur le perron de la porte, la tête dans ses deux mains. Et l’on eut dit que les maringouins et les brûlots la harcelaient plus que les autres. À deux reprises, elle était entrée dans le campe, disant qu’elle allait dormir, mais elle était sortie aussitôt chassée par l’engeance des mouches qui lui brûlaient le corps, disait-elle.

Tout d’un coup, alors qu’Alexis Tremblay racontait la misère qu’il avait eue, dans l’après-midi, à arracher une souche de bouleau, disant : « Ces démons d’arbres-là, c’est dur sans bon sens, ça doit être du commencement du monde », on entendit des pleurs. C’était ma mère qui se lamentait. Je l’avais jamais entendue ni vue pleurer et cela me fit de la peine. Je m’arrêtai de jouer avec un petit chat à qui je faisais faire des bonds par dessus des touffes de hautes herbes sauvages qui poussaient devant le campe et je courus vers ma mère que j’embrassai. Nous l’entendîmes murmurer : « Mon Dieu ! quelle vie, quel