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L’AMOUR GREC

qu’aucune idée de souillure ineffaçable n’est attachée à l’instinct primitif. Celui-ci n’est qu’une faiblesse, et non une faute irrémissible. Dès lors, ce que l’amour homosexuel pouvait avoir d’inquiétant et de répréhensible à son point de départ disparaît totalement au cours de son ascension. Le chrétien qui se hausse à la vertu ne cesse pas de trembler parce qu’il porte les chaînes éternelles du péché d’Adam, mais le Grec vertueux est libre[1].



  1. Note B : Peut-être un exemple de cet instinct homosexuel épuré, tel que Platon l’a dépeint, nous est-il offert au xvie siècle par une amitié passionnée de Michel-Ange, celle-là même que le grand homme a célébrée dans ses sonnets ?

    D’une façon générale, il semble que la beauté plastique ait reconquis, à l’époque de la Renaissance, du moins dans l’esprit des artistes et des humanistes, un peu de cette valeur spirituelle qu’elle avait eue au siècle de Périclès, alors que la notion du Beau et la notion du Bien étaient symétriquement accouplées dans un si juste équilibre que, de même qu’un char ne peut voler au but sur une seule roue, il était inconcevable que l’une ou l’autre des deux idées séparément pût suffire à porter l’âme vers la perfection.

    Quoiqu’il en soit, le fait est là, que nul n’ignore : Michel-Ange, si réservé durant toute sa vie à l’égard des femmes, au point qu’on ne lui connut jamais de maîtresse et que d’aucuns prétendirent qu’il était mort vierge, Michel-Ange, sur son vieil âge, conçut un sentiment exalté pour un jeune peintre qui avait nom Tommaso Cavalieri. Qu’à l’origine de ce sentiment, il y ait eu, chez le vieillard, une tendance irrégulière, laquelle a pu demeurer inconsciente, cela n’est pas impossible. Les génies eux-mêmes sont pétris d’argile, et parfois d’un limon assez trouble. Mais, selon la vue platonicienne, l’unique chose qui importe, c’est ce que devient la passion lorsqu’elle se transcende elle-même. Ici, rappelons-nous que nous avons affaire à un homme qui fut, dans le monde des formes, un véritable démiurge. Si, lorsqu’il contemple Tommaso, le cœur de Michel-Ange s’émeut, c’est qu’il saisit dans les lignes de ce beau visage des correspondances qui le ravissent. De même, chaque mouvement de ce corps bien fait lui confirme des lois mystérieuses dont il a découvert le secret. Peut-être, dans les commencements, une tendresse à la fois inquiète et protectrice s’est-elle mêlée à ce bonheur des yeux, quand le vieux maître songeait que ce garçon ingénu était lui-même un artiste et qui s’élançait plein d’espoir dans la voie périlleuse. Cette crainte quasi-maternelle était, dans une si rare liaison, la partie la plus humble : ce qui l’humanisait encore. Mais bientôt Tommaso n’était plus Tommaso ; sa personnalité chétive s’effaçait, oubliée. La rêverie de Michel-Ange, s’élevant au-dessus des circonstances de leur rencontre, se prolongeait sur les cîmes. Dès lors, il ne voyait plus dans son ami que l’idéal proposé par la Nature au ciseau du statuaire, le modèle accompli du Jeune homme éternel.