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du marquis. Fiche le camp chez toi, fieu et tâche de n’être pas vu en route. Car les langues, tu sais, ça tourne sans qu’on leur demande. Demain, de bonne heure, j’irai causer à Langlois, puis à Lorillon qu’est parti porter chez Ragneux, à Bernay, l’bétail. Heureusement que c’est destiné à être consommé sur place : ces gueux de gendarmes vont pour sûr surveiller les gares et ça serait dangereux d’expédier à Paris. Envoie donc tout de même ta femme : elle n’est pas maladroite et ce sera une occasion d’acheter que’que chose pour les mioches. Tiens, v’là cent sous, faut bien que le grand-père habille un peu ses petits-enfants. Seulement dis-lui ben de prendre garde qu’on ne la remarque pas chez Ragneux. Vas-y avec elle plutôt par le premier train qui part à six heures de Beaumont. T’iras tout seul chez Ragneux par la raison qu’Estelle est trop reconnaissable. Et puis vous aurez été pour tout le monde acheter des vêtements aux mioches. Heureusement que ce pauvre Laurent est vieux garçon ; il ne laisse personne dans la peine.

Telle fut l’oraison funèbre du braconnier. Dans ce métier les choses sentimentales sont inconnues.

Le marquis de Curvilliers dut transporter sa chasse à l’autre bout de la forêt mais, par un hasard prodigieux, le cerf se fit prendre à l’endroit même où Laurent avait été frappé, comme l’autopsie venait d’être terminée. Or le médecin de la sous-préfecture disait à ce moment au procureur de la République :

— Fichtre, il ne l’a pas manqué. Deux chevrotines en plein cœur.

Et la meute à l’hallali complétait l’oraison du père Giraud. Les aboiements furieux, glas d’un nouveau genre, faisaient tressaillir la forêt. Cette coïncidence lugubre impressionna vivement les chasseurs, la magistrature et même les gendarmes, gens impassibles par métier. Toutefois un braconnier ne pouvait rêver de plus magnifiques funérailles.

Le mort ne parut pas très intéressant et le parquet s’occupa mollement de rechercher le coupable.

Au bout de deux mois les sept braconniers, rassurés, firent dans la nuit une sorte de pèlerinage. Ils allèrent, comme d’autres vont dans les cimetières à la Toussaint ou à des