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étoiles, sous les rayons pâles de la lune, par les brouillards épais ou les gelées intenses d’hiver.

À ce métier il se sentait devenir fou, mais fou de rage, fou de vide, à guetter un ennemi invisible et par suite insaisissable.

Il était à la fois gibier et chasseur, situation délicate, plus facile à soutenir dans les batailles qu’en son métier de garde où l’isolement remplace la cohésion dans le rang.

Cet état d’âme était deviné par le braconnier, piètre psychologue sans doute, mais possesseur, comme tout être animé, d’un instinct de conservation supérieur bien certainement à toutes les psychologies professorales ou artistiques.

Aussi le garde restant à son tour silencieux, il attaqua :

— Hein, c’est-i’pas vrai ?

Billoin répliqua :

— La consigne est la consigne. Bonsoir.

Et faisant demi-tour, il regagna à grands pas la forêt dont l’ombre, sur le coteau qu’elle escaladait, faisait tache dans la nuit.

— C’est drôle la consigne, murmurait le braconnier, tout en s’acheminant vers le village, quand ça peut faire tuer des hommes qui n’ont point de motifs pour se détruire.

Dans le lointain un ivrogne, qui revenait de la ville, chantait une vieille chanson :


La Bergère près du berger
File le lin sous les ombrages


— C’est encore ce gueux de Berloquin qu’a pris son grain à Beaumont.

Et le père Giraud, très philosophe, dodelina de la tête avec un sourire indulgent sur la face, qu’il expliqua en disant :

— C’est pourtant la consigne de ne pas boire sans soif.

Or la lune, tardive jusqu’alors, masquée par de gros nuages gonflés de pluie, s’évada de derrière son écran et jeta sa lueur sur toute la vallée, réunissant dans sa clarté le garde touchant la lisière de la forêt, le braconnier et l’ivrogne sur la route conduisant au hameau de Grosley, toute l’existence