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une addition sans faute. Je serais également un fort mauvais joueur d’échecs ; je calculerais bien qu’en jouant de telle façon, je m’expose à tel danger ; je passerais en revue beaucoup d’autres coups que je rejetterais pour d’autres raisons, et je finirais par jouer le coup d’abord examiné, ayant oublié dans l’intervalle le danger que j’avais prévu.

En un mot, ma mémoire n’est pas mauvaise, mais elle serait insuffisante pour faire de moi un bon joueur d’échecs. Pourquoi donc ne me fait-elle pas défaut dans un raisonnement mathématique difficile, où la plupart des joueurs d’échecs se perdraient ? C’est évidemment parce qu’elle est guidée par la marche générale du raisonnement. Une démonstration mathématique n’est pas une simple juxtaposition de syllogismes : ce sont des syllogismes placés dans un certain ordre, et l’ordre dans lequel ces éléments sont placés est beaucoup plus important que ne le sont ces éléments eux-mêmes. Si j’ai le sentiment, l’intuition, pour ainsi dire, de cet ordre, de façon à apercevoir d’un coup d’œil l’ensemble du raisonnement, je ne dois plus craindre d’oublier l’un des éléments ; chacun d’eux viendra se placer de lui-même dans le cadre qui lui est préparé, et sans que j’aie à faire aucun effort de mémoire.

Il me semble alors, en répétant un raisonnement appris, que j’aurais pu l’inventer ; ou plutôt, même si cela est une illusion, si je ne suis pas assez fort pour créer par moi-même, je