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d’ordinaire le moi subliminal comme purement automatique. Or nous avons vu que le travail mathématique n’est pas un simple travail mécanique, qu’on ne saurait le confier à une machine, quelque perfectionnée qu’on la suppose. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer des règles, de fabriquer le plus de combinaisons possibles d’après certaines lois fixes. Les combinaisons ainsi obtenues seraient extrêmement nombreuses, inutiles et encombrantes. Le véritable travail de l’inventeur consiste à choisir entre ces combinaisons, de façon à éliminer celles qui sont inutiles ou plutôt à ne pas se donner la peine de les faire. Et les règles qui doivent guider ce choix sont extrêmement fines et délicates, il est à peu près impossible de les énoncer dans un langage précis ; elles se sentent plutôt qu’elles ne se formulent ; comment dans ces conditions imaginer un crible capable de les appliquer mécaniquement ?

Et alors une première hypothèse se présente à nous ; le moi subliminal n’est nullement inférieur au moi conscient ; il n’est pas purement automatique, il est capable de discernement, il a du tact, de la délicatesse ; il sait choisir, il sait deviner. Que dis-je ? Il sait mieux deviner que le moi conscient, puisqu’il réussit là où celui-ci avait échoué. En un mot le moi subliminal n’est-il pas supérieur au moi conscient ? Vous comprenez toute l’importance de cette question. M. Boutroux, dans une conférence faite ici même il y a deux mois, vous a montré comment elle s’était posée à des occasions toutes différentes et quelles conséquences entraînerait une réponse affirmative.

Cette réponse affirmative nous est-elle imposée par les faits que je viens de vous exposer ? J’avoue que pour ma part je ne l’accepterais pas sans répugnance. Revoyons donc les faits et cherchons s’ils ne comporteraient pas une autre explication.

Il est certain que les combinaisons qui se présentent à l’esprit dans une sorte d’illumination subite après un travail inconscient un peu prolongé, sont généralement des combinaisons utiles et fécondes, qui semblent le résultat d’un premier triage. S’ensuit-il que le moi subliminal, ayant deviné par une intuition délicate que ces combinaisons pouvaient être utiles, n’a formé que celles-là, ou bien en a-t-il formé beaucoup d’autres qui étaient dépourvues d’intérêt et qui sont demeurées inconscientes ?