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RAYMOND POINCARÉ

À l’arrivée, je monte dans une calèche de gala, à côté de l’Impératrice ; les deux plus jeunes grandes-duchesses, Marie et Anastasie, prennent place devant nous. L’Empereur nous accompagne à cheval. Nous suivons au pas une très longue route sur les bords de laquelle sont rangés, en tenue de campagne et sans armes, les hommes de tous les régiments qui doivent prendre part à la revue du lendemain. Au passage, l’Empereur envoie à chaque unité le salut d’usage et les soldats répondent par le cri traditionnel, qui, poussé avec un accent un peu rauque, va se prolongeant sur toute la ligne.

Pendant notre promenade, qui dure près d’une heure et demie, M. René Viviani attend debout, sur le terrain, près de la tente impériale et, comme moi, deux années auparavant, il trouve un peu longue cette station forcée. Il se plaint d’être souffrant et M. Maurice Paléologue, qui paraît craindre pour le président du Conseil une crise de foie, mande, par téléphone, le docteur Cresson, médecin de l’hôpital français de Saint-Pétersbourg.

Nous arrivons enfin à la tente de l’Empereur, sur le devant de laquelle sont installés deux fauteuils vides. Dans l’un, s’assied l’Impératrice ; dans l’autre, la grande-duchesse Wladimir. Aucun autre siège n’est préparé. Comme M. Viviani et comme tout le monde, l’Empereur et moi nous restons debout.

Alors, recommence la cérémonie militaire que je connais déjà. Toutes assemblées au centre des troupes, les musiques régimentaires jouent quelques morceaux russes et français, pendant que des avions évoluent dans le ciel et, parmi eux, un immense biplan que monte Sikorski et qui peut enlever douze passagers. Puis, trois fusées donnent le signal de la prière ou zaria. Le silence se fait dans tout le camp. Le Tsar, les soldats, toutes les personnes présentes se découvrent. Un sous-officier monte sur un tertre gazonné et récite d’une voix forte le Pater noster. Les musiques exécutent un hymne religieux, tandis que le soleil tombe et rougit l’horizon.

À neuf heures, l’Empereur me conduit en automobile, avec ses deux filles aînées, au théâtre militaire, qui m’est, lui aussi, familier. On joue le deuxième acte de Lakmé et Le Spectre de la Rose ; on donne plusieurs ballets, le tout avec les meilleurs artistes russes du chant et de la danse. Mais que se passe-t-il à Vienne et à Belgrade ? Pendant les entr’actes, la grande-duchesse Nicolas et la grande-duchesse Pierre, les deux sœurs monténégrines, ne cessent de se poser la question et de m’interroger moi-même. Je ne sais toujours rien, et pour cause. L’Autriche attend que j’ai quitté Cronstadt pour démasquer ses batteries.

Nous couchons à Krasnoïé-Sélo. Le pavillon qui m’a été réservé est