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RAYMOND POINCARÉ

sans même pouvoir céder à la tentation de m’enfuir un instant par la galerie qui le rattache au musée de l’Ermitage.

Flanqué de M. Viviani, je reçois successivement tous les ambassadeurs accrédités auprès du Tsar. Le premier qui m’est présenté est, suivant l’usage, le doyen du corps diplomatique. C’est le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne, fort aimable homme qui excelle à prodiguer les phrases évasives et les compliments bien tournés. Je ne cause guère avec lui que de sa famille française et de son prochain voyage à Castellane. Il compte, en effet, venir en France cet été et je ne doute pas plus que lui qu’il ne réalise bientôt son projet.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir George Buchanan, que j’ai déjà rencontré il y a deux ans, et qui est un homme froid, pondéré, extrêmement courtois, ne me cache pas ses appréhensions. Il redoute de nouvelles difficultés dans les Balkans et l’attitude de l’Autriche envers la Serbie lui semble mystérieuse et inquiétante. À la suite d’une rencontre avec M. Spalaïkovitch, ministre de Serbie, il semble même prévoir la remise d’une note autrichienne violente à Belgrade. Il croit, et c’est, me dit-il, l’avis de sir Ed. Grey, que, pour éviter les difficultés, il serait bon qu’une conversation directe s’engageât entre Vienne et Saint-Pétersbourg. J’objecte qu’à l’heure présente cette conversation entre ces deux puissances seules ne serait peut-être pas sans danger et j’indique que mieux vaudrait, sans doute, que des conseils de modération fussent amicalement donnés à l’Autriche par la France et l’Angleterre. Cet entretien avec sir G. Buchanan me laisse sous une impression pessimiste.

La conversation que j’ai ensuite avec le comte Szapary, ambassadeur d’Autriche, n’est guère faite pour me rassurer. Sur une allusion que je fais à l’attentat de Serajevo, il me donne, volontairement ou non, à entendre que son gouvernement n’a pas dit son dernier mot, que l’Autriche considère la responsabilité de la Serbie comme engagée dans le meurtre de l’archiduc et qu’elle a l’intention de faire à Belgrade une démarche dont je ne devine pas le caractère, mais dont je pressens la gravité. Je marque discrètement ma surprise à mon interlocuteur et je lui demande si, contrairement aux premières informations recueillies, l’instruction a révélé une complicité du gouvernement serbe. Il se dérobe et ne me répond que par des phrases embarrassées. Mais cet embarras même est inquiétant. Si l’ambassadeur est exactement renseigné, il m’apparaît que l’Autriche-Hongrie veut étendre à toute la Serbie la responsabilité d’un crime commis sur un territoire de la monarchie dualiste et qu’elle va peut-être chercher à humilier sa petite voisine. Si je ne dis rien, le comte Szapary pourra croire qu’une initiative violente aura l’approbation de la France et mon silence sera un encouragement. Dans