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RAYMOND POINCARÉ

repousse la demande, il approuve l’Autriche de faire montre « d’énergie », il solidarise l’Allemagne avec son alliée.

Aucune de ces inquiétantes nouvelles ne parvient jusqu’à nous. La France continue sa marche. Une brume intense tombe sur les flots, comme pour nous cacher les rivages de l’Europe.


Lundi 7/20 juillet. — Je suis éveillé par des coups de sifflet, qui se font entendre toutes les deux minutes. Je m’approche d’un hublot. Nous sommes enveloppés d’un brouillard épais. Nous marchons pourtant, paraît-il, à une vitesse de quinze nœuds, ce qui, dans cette obscurité, est peut-être imprudent. Tout à coup, vers cinq heures et demie du matin, nous sentons un choc violent et les deux sirènes qui ont été récemment installées sur la France jettent deux cris stridents, l’un grave, l’autre aigu, qui signifient « stopper ». La France a heurté, au sud de Holgand, un remorqueur russe, Wintyge, qui traîne une drague. Nous n’avons pas d’avaries, mais le remorqueur est légèrement endommagé. Je ne suis pas très fier de cette mésaventure.

Nous essuyons deux averses avant d’arriver en vue de Cronstadt, mais bientôt le temps s’éclaircit et, dès que nous approchons des îlots qui forment les avancées de la ville, un ciel radieux répand une chaude lumière sur un panorama que je trouverais, sans doute, plus beau, s’il n’avait pour moi quelque chose de déjà vu. Nous hissons le grand pavois. Le Jean-Bart salue la terre de vingt et un coups de canon. La terre répond coup pour coup. La dignité de la France, bâtiment présidentiel, lui impose, paraît-il, la loi du silence.

Nous défilons lentement devant les cinq vaisseaux que commande l’amiral Essen. Une escadrille de petits bateaux russes destinés à poser les mines vient nous saluer. Puis, ce sont des embarcations légères et des paquebots qui, sur les flots argentés de la rade, arrivent chargés de monde. Dans le va-et-vient de tous ces navires, nous avons quelque mal à jeter l’ancre. Déjà voici qu’arrive en rade le yacht impérial Alexandria. On échange les saluts. L’amiral Gregorovitch, ministre de la Marine, qui m’a reçu ici en 1912, vient me chercher en vedette. Je l’attends sur le pont. Comme l’étiquette l’exige, je suis en habit noir, la poitrine barrée par le grand cordon bleu de Saint-André. J’échange quelques mots avec l’amiral et nous quittons ensemble mon cuirassé au bruit assourdissant des salves russes et françaises.

Le yacht impérial porte, mêlant leurs plis à l’extrémité du mât d’artimon, le pavillon personnel de Nicolas II et le pavillon français brodé à mes initiales. Le Tsar m’attend à la coupée, en uniforme d’amiral, tunique blanche barrée de notre grand cordon rouge. Il m’accueille