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puis-je me les avouer ? puis-je surtout les laisser deviner par autrui ? Je suis obligé de ne pas dire un mot, de ne pas faire un geste qui risquerait d’affaiblir le moral, si élevé et si fier, des jeunes Français qui vont affronter la mort où des familles qui, en les voyant partir, s’efforcent de leur cacher leur trouble ; mais si ma volonté est optimiste, mon esprit l’est, par instants, un peu moins, et ce n’est pas sans anxiété que j’attends les premières rencontres.

Je me rappelle qu’il y a vingt ans, presque jour pour jour, après le Congrès international qui s’était tenu à Berlin, sur l’initiative de Guillaume II, pour l’étude des grandes questions relatives au travail et à la condition des ouvriers, Jules Simon, qui, avec Tolain et Burdeau, y avait représenté la France, avait consacré à l’empereur un article plein d’illusions qui se terminait, du moins, par de justes remarques1, « On nous dit, à présent, que notre armée, refaite, est devenue invincible. On oublie que les Allemands ont travaillé autant que nous et qu’il ne s’agit plus de la guerre héroïque, mais de la guerre scientifique. La gloire, qui se faisait avec le courage, ne se fait plus qu’avec l’outil et le nombre. » Et encore « J’affirme que chacun des deux peuples peut être battu et perdu. Je redoute même la victoire, car le vainqueur sera emporté dans le cataclysme aussi sûrement que le vaincu. » Lorsque ces lignes avaient paru en 1894, j’étais ministre des Finances. Elles m’avaient beaucoup frappé. Mais, depuis lors, combien n’ont-elles pas gagné en vraisemblance ! L’Allemagne est devenue une immense usine de