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CONVERSATION AVEC LOUCHEUR

ditions, il croyait qu’il y avait lieu de laisser la justice suivre son cours. C’est aussi le sentiment d’Ignace.


Lundi 15 avril.

Départ hier de Paris par la gare du Nord avec Loucheur. J’occupe mon wagon de l’Est où je n’ai pas habité depuis plusieurs mois. Pendant le voyage, hier et aujourd’hui, je me trouve souvent seul avec Loucheur. Il ne me paraît pas justifier les soupçons d’ambition personnelle et d’intrigue sourde que Clemenceau a conçus contre lui et m’a confiés deux fois. Il parle, au contraire, de Clemenceau avec estime et même avec admiration, tout en regrettant qu’il soit trop impulsif et n’approfondisse pas les questions. Loucheur a l’esprit pratique et juge les personnes avec bon sens et finesse. Il trouve Briand merveilleux d’habileté, de souplesse, d’imagination, de talent oratoire, mais il le dit incapable d’ouvrir et d’étudier un dossier. Il trouve Viviani très lettré, très intelligent, très élégant, mais mou et névropathe. Il admire beaucoup Tardieu. Il me dit qu’il a causé avec Clemenceau du lendemain de la guerre. Clemenceau croit qu’on pourra éviter une révolution, mais il est inquiet de l’avenir politique du pays. Loucheur croit qu’il faudra remanier la constitution dans le sens des États-Unis.

Arrivée à Saint-Pol à sept heures du matin. La ville a été depuis ma dernière visite bombardée par avions et par pièce à longue portée. Elle est très endommagée et en partie évacuée. Là, nous trouvons MM. Elby, Bragy, Bonnefoy-Sibour, sous-préfet de Béthune. Il a quitté la sous-préfecture depuis hier. La ville, violemment bombardée, est tout à fait abandonnée. Bonnefoy-Sibour s’est installé à Bruay dans la région minière ; les réfugiés, dit-il, ont un moral excellent.