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FRANCIS POICTEVIN




SONGES




LICETTE



A u Jura, dans la montagne, à la scierie.

Avant qu’elle se rappelle, elle a eu de ces colères, de ces convulsions, jusqu’à en être noire. « Que tu étais méchante, ma pauvre Lice ! que tu m’en as fait ! lui a dit Hermine plus tard, sa bonne, jeune alors aux yeux bleus gais, à la bouche riante. À quelque heure que ce fût, en pleine nuit, on devait la porter à l’étable. À la vue de sa Brunette, qu’elle voulait toucher, la crise cessait. Aujourd’hui elle s’interroge sur ce qui l’attirait dans cette vache, dans celle-là seule. Mugissait-elle donc mieux que les autres ?…

Au plus loin, elle se voit dans une robe de popeline, à petits carreaux roses et blancs, décolletée à la Vierge. Le haut des bras surtout ramenait ses yeux. Elle était gênée que ça bouffe tant, que cette partie de son bras paraisse si grosse.

À tout ce qu’on lui disait, elle s’entend encore répliquer : « Si ze veux. »

Son arrière-grand’mère de quatre-vingt-onze ans, elle la voit lire dans la vie des saints, le livre loin d’elle de la longueur de son bras.

Elle la voit appuyée sur sa canne, toute fumée et noueuse. De la cuisine à la salle à manger, elle trebille, s’arrête quand lui parle une servante ou un ouvrier ; si on n’est pas de son avis absolument, elle menace de son bâton, fait retomber la porte sur elle. Et devant le feu de la cuisine, elle tend ses petites mains brunes, ridées pas trop, avec des grosses veines, qui semblent grises… De temps en temps, elle tire sur la chaîne du tourne-broche, pendant que la tante Valérie, les cheveux bouclés alors, arrose le rôti.

Anthologie Contemporaine.
Vol. 56. Série V (N°8).