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est naturelle, trop naturelle pour ne pas introduire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la beauté pure, trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs désirs, les gracieuses mélancolies et les nobles désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie.

Cette extraordinaire élévation, cette exquise délicatesse, cet accent d’immortalité qu’Edgar Poe exige de la Muse, loin de le rendre moins attentif aux pratiques d’exécution, l’ont poussé à aiguiser sans cesse son génie de praticien. Bien des gens, de ceux surtout qui ont lu le singulier poème intitulé le Corbeau, seraient scandalisés si j’analysais l’article où notre poète a ingénument en apparence, mais avec une légère impertinence que je ne puis blâmer, minutieusement expliqué le mode de construction qu’il a employé, l’adaptation du rythme, le choix d’un refrain, — le plus bref possible et le plus susceptible d’applications variées, et en même temps le plus représentatif de mélancolie et de désespoir, orné d’une rime la plus sonore de toutes (never more, jamais plus), — le choix d’un oiseau capable d’imiter la voix humaine, mais d’un oiseau — le corbeau — marqué dans l’imagination populaire d’un caractère funeste et fatal, — le choix du ton le plus poétique de tous, le ton mélancolique, — du sentiment le plus poétique, l’amour pour une morte, etc. « Et je ne placerai pas, dit-il, le héros de mon poème dans un milieu pauvre, parce que la pauvreté est triviale et contraire à l’idée de beauté. Sa mélancolie aura pour gîte une chambre magnifiquement et poétiquement meublée. » Le lecteur surprendra dans plusieurs des nouvelles de Poe des symptômes curieux de ce goût immodéré pour les belles formes, surtout pour les belles formes singulières, pour les milieux ornés et les somptuosités orientales.

J’ai dit que cet article me paraissait entaché d’une légère impertinence. Les partisans de l’inspiration quand même ne manqueraient pas d’y trouver un blasphème et une profanation ; mais je crois que c’est pour eux que l’article a été spécialement écrit. Autant certains écrivains affectent l’abandon, visant au chef-d’œuvre les yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre, et attendant que les caractères jetés au plafond retombent en poème sur le parquet, autant Edgar Poe — l’un des hommes les plus inspirés que je connaisse —