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épiques ; mais toute intention épique résulte évidemment d’un sens imparfait de l’art. Le temps de ces anomalies artistiques est passé, et il est même fort douteux qu’un long poème ait jamais pu être vraiment populaire dans toute la force du terme.

Il faut ajouter qu’un poème trop court, celui qui ne fournit pas un pabulum suffisant à l’excitation créée, celui qui n’est pas égal à l’appétit naturel du lecteur, est aussi très défectueux. Quelque brillant et intense que soit l’effet, il n’est pas durable ; la mémoire ne le retient pas ; c’est comme un cachet qui, posé trop légèrement et trop à la hâte, n’a pas eu le temps d’imposer son image à la cire.

Mais il est une autre hérésie, qui, grâce à l’hypocrisie, à la lourdeur et à la bassesse des esprits, est bien plus redoutable et a des chances de durée plus grandes, — une erreur qui a la vie plus dure, — je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables l’hérésie de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile. Edgar Poe prétend que les Américains ont spécialement patronné cette idée hétérodoxe ; hélas ! il n’est pas besoin d’aller jusqu’à Boston pour rencontrer l’hérésie en question. Ici même, elle nous assiège, et tous les jours elle bat en brèche la véritable poésie. La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème.

Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même. Les