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chaînés, coupables d’avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l’honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l’Ouest, que les sauvages (ce terme a l’air d’une injustice) n’avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois, tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l’inventeur de la morale de comptoir, le héros d’un siècle voué à la matière. Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalités, en un temps où l’américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu’un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique.


III


Un semblable milieu social engendre nécessairement des erreurs littéraires correspondantes. C’est contre ces erreurs que Poe a réagi aussi souvent qu’il a pu, et de toute sa force. Nous ne devons donc pas nous étonner que les écrivains américains, tout en reconnaissant sa puissance singulière comme poète et comme conteur, aient toujours voulu infirmer sa valeur comme critique. Dans un pays où l’idée d’utilité, la plus hostile du monde à l’idée de beauté, prime et domine toute chose, le parfait critique sera le plus honorable, c’est-à-dire celui dont les tendances et les désirs se rapprocheront le plus des tendances et des désirs de son public, — celui qui, confondant les facultés et les genres de production, assignera à toutes un but unique, — celui qui cherchera dans un livre de poésie les moyens de perfectionner la conscience. Naturellement, il deviendra d’autant moins soucieux des beautés réelles, positives, de la poésie ; il sera d’autant moins choqué des imperfections et même des fautes dans l’exécution. Edgar Poe, au contraire, divisant le monde de l’esprit en intellect pur, goût et sens moral, appliquait la critique suivant que l’objet de son analyse appartenait à l’une de ces trois divisions. Il était avant tout sensible à la perfection du