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Cependant, les pérégrinations du digne couple dans les différentes tavernes du voisinage pendant les premières heures de la nuit avaient été variées et pleines d’événements. Mais les fonds, même les plus vastes, ne sont pas éternels, et c’était avec des poches vides que nos amis s’étaient aventurés dans le cabaret en question.

Au moment précis où commence proprement cette histoire, Legs et son compagnon Hugh Tarpaulin étaient assis, chacun les deux coudes appuyés sur la vaste table de chêne, au milieu de la salle, et les joues entre les mains. À l’abri d’un vaste flacon de humming-stuff non payé, ils lorgnaient les mots sinistres : — Pas de craie[1], — qui, non sans étonnement et sans indignation de leur part, étaient écrits sur la porte en caractères de craie, — cette impudente craie qui osait se déclarer absente ! Non que la faculté de déchiffrer les caractères écrits — faculté considérée parmi le peuple de ce temps comme un peu moins cabalistique que l’art de les tracer — eût pu, en stricte justice, être imputée aux deux disciples de la mer ; mais il y avait, pour dire la vérité, un certain tortillement dans la tournure des lettres, — et dans l’ensemble je ne sais quelle indescriptible embardée, — qui présageaient, dans l’opinion des deux marins, une sacrée secousse et un sale temps, et qui les décidèrent tout d’un coup, suivant le langage métaphorique de Legs, à veiller aux pompes, à serrer toute la toile et à fuir devant le vent. En conséquence, ayant consommé ce qui restait d’ale et solidement agrafé leurs courts pourpoints, finalement ils prirent leur élan vers la rue. Tarpaulin, il est vrai, entra deux fois dans la cheminée, la prenant pour la porte, mais enfin leur fuite s’effectua heureusement, et, une demi-heure après minuit, nos deux héros avaient paré au grain et filaient rondement à travers une ruelle sombre dans la direction de l’escalier

  1. Pas de crédit — C. B.