Page:Poe - Notice sur la traduction de Bérénice, paru dans L’Illustration, 17 avril 1832.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que je ne suis pas compris ; mais je crains en vérité qu’il ne soit pas possible de donner au commun des lecteurs une idée exacte de cette nerveuse intensité d’intérêt, avec laquelle, dans mon cas, la faculté de la méditation (pour parler comme tout le monde) fonctionnait, et s’ensevelissait elle-même dans la contemplation des objets les plus vulgaires du monde.

Réfléchir infatigablement de longues heures, l’attention rivée à quelque phrase puérile sur la marge ou dans le texte d’un livre, — rester absorbé, la plus grande partie d’une journée d’été, dans une belle ombre tombant obliquement sur la tapisserie ou sur le plancher, — m’oublier une nuit entière à observer la famine droite d’une lampe ou les braises du foyer ; — rêver tout un jour sur le parfum d’une fleur, — répéter constamment quelque mot vulgaire, jusqu’à ce que le son, par la fréquence de sa répétition, cessât d’apporter à l’esprit une idée quelconque, — perdre tout sentiment de mouvement et d’existence physique dans un repos absolu obstinément prolongé, telles étaient quelques-unes des plus communes et des moins pernicieuses aberrations créées par une condition des facultés mentales qui n’est sans doute pas sans exemple, mais qui appelle certainement l’étude et l’analyse.

Encore je veux être bien compris. La funeste, intense et maladive attention ainsi excitée par des objets frivoles de leur nature, ne doit pas être confondue par son caractère avec cette propension à ruminer, commune à toute l’humanité, et à laquelle se livrent surtout les personnes d’une imagination ardente. En aucune manière. Non-seulement elle n’est pas, comme on pourrait le supposer d’abord, un terme excessif et une exagération de cette propension, mais encore elle en est primitivement et essentiellement distincte. Dans l’un de ces cas, le rêveur ou l’enthousiaste, étant intéressé par un objet généralement non frivole, perd peu à peu son objet de vue à travers une immensité de déductions et de suggestions qui lui doivent leur origine, si