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ombre engendrée par la lumière, il m’est absolument impossible de m’en délivrer, tant que subsistera le soleil de ma raison.

C’est dans cette chambre que je suis né, m’éveillant ainsi, et sortant de la longue nuit qui semblait être, mais qui n’était pas la non-existence, pour tomber tout d’un coup dans un véritable pays de fées, — dans un palais de l’imagination, — dans les vastes domaines de la pensée et de l’érudition monastique, — il n’est pas singulier que j’aie contemplé autour de moi avec un œil ardent et effrayé, — que j’aie dépensé mon enfance dans les livres, et prodigué Ma jeunesse en rêveries ; — mais ce qui est singulier, — les années ayant marché, et le midi de ma virilité m’ayant trouvé vivant encore dans le manoir de mes ancêtres, — c’est l’étrange stagnation qui tomba sur les sources de ma vie, — c’est la bizarre et totale transformation qui s’opéra dans le caractère de mes pensées habituelles. Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées vagabondes du pays des songes devenaient à leur tour, non la matière de mon existence de chaque jour, mais véritablement mon unique et entière existence elle-même.

 

Bérénice et moi, nous étions cousins, et nous grandîmes ensemble dans le manoir paternel ; mais nous grandîmes différemment. Moi, maladif et enseveli dans ma mélancolie ; elle, agile, gracieuse, et pleine d’une énergie surabondante. À elle les courses vagabondes sur la colline, à moi les études du cloitre. Moi, vivant avec mon cœur, et dévouant mon corps et mon âme à la plus intense et à la plus pénible méditation ; elle, courant follement à travers la vie, sans aucun souci des ombres de son jardin, ou de la fuite silencieuse des heures au noir plumage. Bérénice ! — J’invoque son nom, — Bérénice ! — et des ruines grises de ma mémoire un millier de souvenirs tumultueux se réveillent à ce son ! Ah ! son image est là vivante devant moi, Comme dans les matinales journées de sa joie et de sa folle bonne humeur ! Ah ! magnifique et pourtant fantastique beauté !