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une après-midi d’hiver, un de ces jours qui sont un démenti à la saison, chauds, calmes et brumeux, je m’assis, me croyant seul, dans le cabinet de la bibliothèque, et, levant les yeux, je vis, debout devant moi, — Bérénice,

Était-ce l’excitation de mon imagination, l’influence brumeuse de l’atmosphère, le jour crépusculaire de la chambre, ou le voile gris qui flottait autour de sa personne, qui me la firent apercevoir plus grande que nature ! Je ne pourrais le dire. Peut-être avait-elle grandi depuis sa maladie. Cependant elle ne dit pas un mot, et moi, pour rien au monde, je n’aurais prononcé une syllabe. Un frisson de glace parcourut mon corps ; je me sentis oppressé par une insupportable anxiété, Une dévorante curiosité envahit mon âme, et, me renversant dans le fauteuil, je restai quelque temps sans souffle et sans mouvement, les yeux attachés sur sa personne, Hélas ! son amaigrissement était excessif, et pas un seul vestige de sa primitive beauté n’avait survécu dans les lignes. À la fin, mes yeux ardents tombèrent sur sa figure.

Le front était haut, très-pâle et singulièrement placide ; et les cheveux autrefois dorés tombaient dessus en partie, et ombrageaient les tempes creuses de boucles plus noires maintenant que l’aile du corbeau, et dont le caractère sauvage et fantastique jurait avec la mélancolie dominante de sa physionomie. Les yeux étaient sans vie et sans éclat, et je frémis involontairement en passant de la contemplation de leur fixité de verre à celle des lèvres amincies et racornies. Elles avaient disparu : et dans un sourire où il y avait une intention particulière, les dents de la nouvelle Bérénice se découvrirent d’elles-mêmes lentement. Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou, que les ayant vues, je fusse mort !

 

La porte en se fermant me rappela à moi, et, levant les yeux, je vis que ma cousine avait quitté la chambre. Mais la chambre dérangée de mon cerveau, elle ne l’avait pas quittée, et n’avait pas emporté avec elle le spectre, blanc et terrible de ses dents. Pas un point noir sur leur surface, pas une ombre dans leur émail, pas une ligne de leur configuration, pas une pointe de leur tranchant que ce court instant de sourire n’ait suffi à marquer dans ma mémoire ! Je les vis alors même plus distinctement que je ne les avais