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malheur me causait, il est vrai, un grand chagrin ; ce naufrage de sa beauté et de son bonheur me remuait profondément le cœur ; j’insistais fréquemment et amèrement sur les voies mystérieuses et surprenantes qu’avait dû suivre une si étrange révolution pour éclater ainsi tout d’un coup. Mais ces réflexions ne participaient pas de l’idiosyncrasie de mon mal, et étaient telles qu’elles se seraient offertes dans des circonstances analogues à la masse ordinaire des hommes. Quant à ma maladie, fidèle à son caractère propre, elle se fit une pâture des changements moins importants mais plus surprenants qui se manifestaient dans la nature physique de Bérénice et dans la singulière et effrayante distorsion de sa personnalité[1].

Dans les jours les plus brillants de son incomparable beauté, très-sûrement je ne l’avais jamais aimée, Dans l’étrange anomalie de mon existence, les sentiments, chez moi, ne sont jamais venus du cœur, et les passions sont toujours venues de l’esprit. À travers le brouillard du matin, à midi sous les ombres vacillantes de la forêt, et la nuit dans le silence de ma bibliothèque, elle avait traversé mes yeux, et je l’avais vue, non comme une Bérénice en chair, mais comme la Bérénice d’un songe : non comme un être de la terre, mais comme l’abstraction d’un tel être ; non comme une chose à admirer, mais à analyser ; non comme un objet d’amour, mais comme le thème de la spéculation la plus abstruse, Et maintenant je frissonnais en sa présence, je pâlissais à son approche, Cependant, tout en me lamentant amèrement sur sa déplorable condition de déchéance, j’appris qu’elle m’avait aimé longtemps, et dans un mauvais moment je lui parlai de mariage.

Enfin, l’époque fixée pour nos noces approchait, quand

  1. Pour bien comprendre ceci, remarquez l’antithèse de nature physique et condition morale soulignées. (Note du traducteur)