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que les gazons verts et les roches grises que je foulais n’avaient jamais été foulés par un pied humain. L’entrée du ravin est si complètement cachée, et de fait inaccessible, excepté à travers une série d’accidents, qu’il n’était pas du tout impossible que je fusse en vérité le premier aventurier, ― le premier et le seul qui eût jamais pénétré ces solitudes.

» L’épais et singulier brouillard ou fumée qui distingue l’été indien, et qui s’étendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans doute les impressions vagues que ces objets créaient en moi. Cette brume poétique était si dense, que je ne pouvais jamais voir au delà d’une douzaine de yards de ma route. Ce chemin était excessivement sinueux, et, comme il était impossible de voir le soleil, j’avais perdu toute idée de la direction dans laquelle je marchais. Cependant, l’opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d’une intensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille, ― dans la couleur d’un brin d’herbe, ― dans la forme d’un trèfle, ― dans le bourdonnement d’une abeille, ― dans l’éclat d’une goutte de rosée, ― dans le soupir du vent, ― dans les vagues odeurs qui venaient de la forêt, ― se produisait tout un monde d’inspirations, ― une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques.

» Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieurs heures, durant lesquelles le brouillard s’épaissit autour de moi à un degré tel que je fus réduit à chercher