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il faut cependant en parler. Plusieurs versions sont plausibles, et aucune n’exclut les autres. Avant tout, je suis obligé de remarquer que Willis et madame Osgood affirment qu’une quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber complètement son organisation. Il est d’ailleurs facile de supposer qu’un homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux, et qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié, répétait souvent que la société n’est qu’une cohue de misérables (c’est Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu’un homme qui peut penser la même chose, mais qui ne la dira jamais), — il est naturel, dis-je, de supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre, le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois une volupté d’oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges de l’infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de l’ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais, quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas suffisamment large, et je m’en défie à cause de sa déplorable simplicité.

J’apprends qu’il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui quelque chose à tuer, a worm that would not die. On raconte d’ailleurs qu’un jour, au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et, comme on le félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit : « Il est possible que vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci : je ne me marierai pas ! »), il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui devait être sa femme,