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le temps, et nous ne pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous étions néanmoins bien sûrs d’avoir été plus loin dans le sud qu’aucun des navigateurs précédents, et nous éprouvions un grand étonnement de ne pas rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute menaçait d’être la dernière, — chaque énorme vague se précipitait pour nous écraser. La houle surpassait tout ce que j’avais imaginé comme possible, et c’était un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas engloutis. Mon camarade parlait de la légèreté de notre chargement, et me rappelait les excellentes qualités de notre bateau ; mais je ne pouvais m’empêcher d’éprouver l’absolu renoncement du désespoir, et je me préparais mélancoliquement à cette mort que rien, selon moi, ne pouvait différer au delà d’une heure, puisque, à chaque nœud que filait le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus lugubrement effrayante. Parfois, à une hauteur plus grande que celle de l’albatros, la respiration nous manquait, et d’autres fois nous étions pris de vertige en descendant avec une horrible vélocité dans un enfer liquide où l’air devenait stagnant, et où aucun son ne pouvait troubler les sommeils du kraken.

Nous étions au fond d’un de ces abîmes, quand un cri soudain de mon compagnon éclata sinistrement dans la nuit.

— Voyez ! voyez ! me criait-il dans les oreilles ; Dieu tout-puissant ! Voyez ! voyez !