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d’une histoire navrante, vous donnez à entendre que l’individu n’est peut-être pas seul coupable et qu’il doit être difficile de penser et d’écrire commodément dans un pays où il y a des millions de souverains, un pays sans capitale à proprement parler, et sans aristocratie, — alors vous verrez ses yeux s’agrandir et jeter des éclairs, la bave du patriotisme souffrant lui monter aux lèvres, et l’Amérique, par sa bouche, lancer des injures à l’Europe, sa vieille mère, et à la philosophie des anciens jours.

Je répète que pour moi la persuasion s’est faite qu’Edgar Poe et sa patrie n’étaient pas de niveau. Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable. Le temps et l’argent ont là-bas une valeur si grande ! L’activité matérielle, exagérée jusqu’aux proportions d’une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et qui d’ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de n’avoir pas d’aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un peuple sans aristocratie le culte du Beau ne peut que se corrompre, s’amoindrir et disparaître, — qui accusait chez ses concitoyens, jusque dans leur luxe emphatique et coûteux, tous les symptômes du mauvais goût caractéristique des parvenus, — qui considérait le Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les perfectionnements de l’habitacle humain des cicatrices et des abominations rectangulaires, — Poe était là-bas un cerveau singulièrement solitaire. Il ne croyait qu’à l’immuable, à l’éternel