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repos pour sa subsistance et celle des siens, dans un pays, à une époque, où sa supériorité intellectuelle ne le servait qu’à demi, où le combat pour la vie est plus âpre qu’ailleurs. Dans cette infortune, sa nature d’artiste raffiné, sa sensibilité maladive qui grossissait toutes ses souffrances, sa misère, le perdirent. Il ne put supporter l’isolement et les incertitudes qu’emporte une pareille vie ; il n’avait pas non plus l’énergie persistante qui donne l’espoir d’en sortir ou la distraction de le tenter sans cesse. Il chercha à se procurer par l’alcool les forces qu’il sentait lui manquer, et ces tentatives, suivies de remords, ne firent que le débiliter physiquement et lui montrer le néant de sa volonté. Sa névrose constitutionnelle et, à ce qu’il a prétendu, héréditaire, en fut encore exagérée. Il parvint ainsi à ses tristes dernières années où il n’eut pas même le courage de s’endurcir résolument dans son vice, ni de s’apercevoir combien on trouvait importunes ses demandes de sympathie. Et il est probable qu’aucun détail de cette ruine morale n’échappa à sa clairvoyance. Son « grand bon sens à la Machiavel, » son intelligence analytique, apte à imaginer l’idéal le plus élevé, devaient l’avertir de toutes ses chutes et l’humilier constamment devant lui-même. Il dut avoir parcouru toute la gamme de la souffrance humaine, de la faim au spleen, de la douleur dégradante à la douleur exquise la plus aiguë. Assurément peu d’hommes ont plus enduré et étaient plus finement organisés, que lui, pour souffrir.

Et cependant, par une contradiction qui semblera bizarre, cet homme si féminin et si faible, ne varia guère. Ni sa pauvreté, qui dura de son adolescence à sa mort, ni sa lutte pour la vie qui resta dure, sans qu’un succès définitif stimulât ses efforts, n’altérèrent la sensibilité, fond de son tempérament. Il eut l’occasion, toute sa vie, d’exercer sa volonté, de sentir le désavantage que lui portaient sa faiblesse, ses concessions au