Page:Poe - Contes grotesques trad. Émile Hennequin, 1882.djvu/246

Cette page a été validée par deux contributeurs.

feuille de papier un assemblage de syllabes, et s’imagine que c’est leur sens même qu’il vient de fixer. Je crois sérieusement qu’un logicien de profession a quelque idée de ce genre, quand il discute par écrit. Il ne s’aperçoit pas que c’est là sa pensée ; il l’entretient néanmoins malgré lui. Ses syllabes une fois tracées acquièrent à ses propres yeux un nouveau caractère. Tant qu’elles flottaient dans son esprit, on aurait pu lui faire admettre qu’elles n’étaient que les exposants variables des phases diverses de la pensée. Mais une fois qu’elles sont sur le papier, il ne veut plus en convenir.

Dans une seule page de Mill, je trouve le mot « force » employé 4 fois et, à chacune, le sens a varié. En somme le raisonnement a priori est pire qu’inutile en dehors des sciences mathématiques, où les mots arrivent à avoir une valeur précise. Mais s’il est un sujet au monde auquel il soit absolument et radicalement inapplicable, c’est la politique. Les arguments d’identité dont se sert M. Bentham pour soutenir ses propositions, pourraient être employés avec un peu d’ingéniosité à les renverser. En faisant légèrement varier les mots « gigot » et « navet », (il faudrait user de variations assez graduelles pour qu’elles passassent inaperçues ; ), j’arriverais à démontrer qu’un navet a été, est et doit, en toute raison, être un gigot.