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vit dans une vacillation constante entre l’ambition et le mépris de l’ambition. Dans les grandes intelligences, l’ambition n’est que négative. Elle lutte, travaille, crée, non pas parce qu’il est désirable de surpasser les autres, mais parce qu’il est insupportable de se voir surpassé quand on se sent capable de ne point l’être. Je ne puis m’empêcher de penser que les plus grands esprits, ceux qui perçoivent le mieux la vanité de la gloriole humaine, se sont satisfaits de demeurer muets et inconnus.

Quoi qu’il en soit, le suspens dont j’ai parlé, demeure le trait caractéristique du génie. Alternativement inspiré et déprimé, ses inégalités d’humeur sont empreintes dans ses œuvres. Telle est la vérité générale, bien distincte du « ne peut » de Trublet. Fournissez au génie, un mobile d’action assez puissant, et l’harmonie, la proportion, la beauté, le parfait, tous termes synonymes, en résulteront. Les irrégularités que l’on a crues inévitables, ne se produiront plus ; car il est clair que la susceptibilité exquise à percevoir les impressions de beauté, (qui est le principal élément du génie) implique une susceptibilité également exquise à haïr le laid. — Ce mobile d’action, ce mobile persistant, il est vrai, est rarement échu au génie ; mais je pourrais indiquer plusieurs compositions qui, sans aucun défaut, sont cependant excellentes à un degré suprême.

Le monde d’ailleurs est sur le seuil d’une époque où, i grâce à une philosophie plus calme, les œuvres pareilles à celles que je viens de dire, seront le produit habituel du génie véritable. En passant ce seuil, le premier pas et le plus essentiel, sera de débarrasser la route de l’idée