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trouvant trop vague, je recours aussitôt à la plume dans le but d’obtenir par son aide, la forme, la suite, la précision qu’il me faut.

Combien de fois n’entend-on pas dire que telles ou telles pensées sont inexprimables. Je ne crois pas qu’aucune pensée proprement dite ne puisse être rendue par le langage. J’imagine plutôt que quand on épreuve de la difficulté à la mettre en paroles, c’est qu’il y a dans l’intelligence un manque ou de délibération ou de méthode. Pour moi je n’ai jamais eu une idée que je n’aie pu noter par des mots, et cela plus précisément que je ne l’avais conçue.

Comme je l’ai dit, la pensée devient plus logique par l’effort nécessaire à son impression écrite. Il y a cependant une classe de fantaisies d’une délicatesse exquise qui ne sont pas des pensées, et pour lesquelles jusqu’à présent je n’ai pu trouver de langage. J’emploie le mot fantaisies au hasard, simplement parce que je dois me servir d’une désignation quelconque. Mais le sens que l’on attache communément à ce terme ne s’applique pas, même avec une exactitude moyenne, aux ombres d’ombres que je veux dire. Elles me semblent plus psychiques qu’intellectuelles. Elles se lèvent dans l’âme, — hélas, que cela arrive rarement ! — aux époques d’absolue tranquillité, quand la santé du corps et de l’esprit est parfaite, et seulement à ce point du temps où les confins du monde éveillé se mêlent à ceux du rêve. Je n’ai conscience de ces fantaisies que quand je suis précisément tout près de dormir et que je sens que je suis ainsi. Je me suis convaincu que cette condition n’existe que pendant un moment inappréciable, et cependant ces ombres