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quand ils craignent d’être interrompus et sont ennuyés de ne pouvoir épuiser leur sujet dans un seul discours. Le génie partiel brille par éclats ; il est fragmentaire. Le vrai génie a horreur de l’incomplet, de l’imparfait, et préfère garder le silence, plutôt que dire quelque chose qui ne soit pas absolument définitif. Le vrai génie est si plein de son sujet, qu’il se tait, ne sachant par où débuter, apercevant exorde après exorde, entrevoyant sa fin à une distance énorme. Quelquefois, il se lance dans son sujet, fait une faute, hésite, s’arrête, reste arrêté, et parce qu’il a été emporté par l’essor et la multitude de ses pensées, ses auditeurs raillent l’incapacité de son esprit. Cet homme se trouve à l’aise dans les grandes occasions qui confondent et abaissant les intelligences ordinaires.

Cependant l’influence du causeur, par sa conversation, est en général plus marquée que celle de l’orateur par ses discours. Celui-ci invariablement parle le mieux avec sa plume. De bons causeurs sont plus rares que de passables orateurs. Je connais beaucoup de ces derniers ; de causeurs, cinq ou six seulement. Et la plupart nous forcent à maudire notre étoile, de ce que nous n’avons pas été jetés chez cette nation africaine que mentionne Eudoxe, sauvages qui, n’ayant pas de bouche, ne l’ouvraient naturellement jamais. D’ailleurs certaines personnes que je connais, perdant la bouche, trouveraient moyen de bavarder encore, comme elles le font déjà, par le nez.