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repris à espérer. Au bout d’une année, le vaisseau se rompit de nouveau. Je passai précisément par les mêmes souffrances ; puis encore une fois, et encore une fois, et ensuite encore une fois, à divers intervalles. Et à chacune, je traversai les agonies de sa mort, et à chaque reprise de son mal je l’aimai plus chèrement et m’attachai à sa vie avec une obstination plus désespérée. — Mais je suis excitable de constitution, nerveux à un point extrême. Je devins fou avec des intervalles d’horrible lucidité. Pendant ces accès d’inconscience absolue, je bus. — Dieu seul sait combien souvent. Comme de juste, mes ennemis rapportèrent ma folie à mon ivresse, et non pas mon ivresse à ma folie. J’avais, en vérité, abandonné toute idée de salut, quand je le trouvai dans la mort de ma femme. Cette mort, je puis la supporter, et je la supporte comme un homme. C’était l’horrible et permanente oscillation entre l’espérance et le désespoir que je n’aurais pu endurer plus longtemps sans perdre la raison. Dans la mort de ce qui était ma vie, je repris une nouvelle existence, — mais ô Dieu, combien triste ! »


Par ces excès de boisson, par le souci de sa femme restée malade, sans qu’il fût capable de la soulager, comme il l’aurait pu avec de l’argent, Poe, perdant l’empire sur son inspiration, dut cesser tout travail littéraire. Il avait été forcé d’abandonner sa place de secrétaire du Graham’s Magazine. Il n’eut plus de revenu fixe, sa situation devint précaire. Il se maintint quelque temps par les œuvres qu’il avait en portefeuille ; puis la misère arriva. Il écrivit au gouvernement fédéral, demandant une place, un salaire quelconque ; il ne reçut point de réponse. Ses dernières ressources étaient à bout ; Mme Clemm dut s’adresser, pour qu’ils ne mourussent pas tous trois de faim, à la charité publique.