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un tourniquet d’une certaine hauteur. Je le passai tranquillement en le faisant virer comme c’est l’habitude. Mais cela ne pouvait convenir au tour d’esprit fantasque de Tobias Dieumedamne. Il eut l’idée de le sauter et affirma qu’il pouvait, se trouvant en l’air et au-dessus de la stèle, imiter avec ses jambes les battements d’aile d’un pigeon volant. Or, à parler consciencieusement, je ne pensais pas qu’il pût faire cela. Le plus grand sauteur de ma connaissance, est assurément mon ami M. Carlyle et, comme je savais que, lui, n’arriverait pas à accomplir un pareil exploit, je ne pouvais croire que Dieumedamne en fût capable. J’eus sujet de regretter mon scepticisme ; car aussitôt mon ami offrit de parier sa tête au diable qu’il sauterait comme il l’avait dit.

J’allais répondre, malgré mes serments, par quelques remontrances sur son impiété, quand j’entendis à côté de mon coude, un faible toussement, comme de quelqu’un qui aurait fait « bon. » Je sursautai et, surpris, je jetai les yeux autour de moi. Après quelques recherches, mon regard parvint à une encoignure dans la charpente du pont et y découvrit la figure d’un vieux monsieur, petit et boiteux, d’aspect vénérable. Rien ne pouvait être plus digne de révérence que tous ses dehors. Car, non seulement il portait un costume complet de drap noir, mais sa chemise était parfaitement propre. Le col s’en repliait très-soigné sur une cravate blanche, tandis que ses cheveux étaient partagés par le milieu comme ceux d’une fille. Ses mains étaient croisées pensivement sur son estomac, et ses deux yeux se convulsaient d’une façon circonspecte derrière ses paupières