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pas cela. Car Wyatt m’avait dit que sa femme ne lui apportait ni un dollar, ni une espérance. Il s’était marié, assurait-il, par amour, et par amour seulement ; sa femme en était digne au-delà.

Quand je songeais à ces paroles de mon ami, je me sentais très-perplexe. Se pouvait-il qu’il eût perdu le sens ? Que devais-je penser ? Lui, si raffiné, si intellectuel dans ses goûts, si difficile, doué d’une perception si exquise du défectueux et d’une appréciation si subtile de la beauté ! Certainement, Mme  Wyatt semblait l’aimer beaucoup, particulièrement quand il n’était pas là et qu’elle se rendait ridicule en citant à tout propos, ce qu’avait dit « son bien-aimé mari M. Wyatt. » Le mot mari semblait être toujours, pour se servir d’une de ses expressions favorites « sur le bout de sa langue. » Cependant tout le monde remarquait à bord que Wyatt évitait sa femme de la façon la plus marquée et, la plupart du temps, s’enfermait seul dans sa cabine, où, en fait, on aurait pu dire qu’il vivait. Il laissait à Mme  Wyatt toute liberté de s’amuser, comme elle l’entendait, avec les personnes réunies dans le salon d’arrière. Mon avis sur ce que je voyais et entendais, fut que l’artiste, par quelque frasque inexplicable du destin, ou peut-être dans un accès de passion enthousiaste et imaginaire, avait été induit à s’unir avec une personne qui lui était inférieure de tous points. Le résultat naturel de ce mariage, un dégoût complet et rapide, s’en était ensuivi. Je plaignis l’artiste du fond de mon cœur, mais ne pouvais cependant lui pardonner entièrement sa supercherie de la Sainte Cène. Je résolus de me venger.