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LIVRE I.

Mais leur sort fut si bon que d’un même naufrage
Ils se virent sous l’onde et se virent au port.

Ce furent de beaux lis qui, mieux que la nature,
Mêlant à leur blancheur l’incarnate peinture
Que tira de leur sein le couteau criminel,
Devant que d’un hiver la tempête et l’orage
À leur teint délicat pussent faire dommage,
S’en allèrent fleurir au printemps éternel.

Ces enfants bienheureux (créatures parfaites,
Sans l’imperfection de leurs bouches muettes)
Ayant Dieu dans le cœur ne le purent louer,
Mais leur sang leur en fut un témoin véritable ;
Et moi, pouvant parler, j’ai parlé, misérable,
Pour lui faire vergogne et le désavouer.

Le peu qu’ils ont vécu leur fut grand avantage,
Et le trop que je vis ne me fait que dommage ;
Cruelle occasion du souci qui me nuit !
Quand j’avois de ma foi l’innocence première,
Si la nuit de la mort m’eût privé de lumière[1],
Je n’aurois pas la peur d’une éternelle nuit.

Ce fut en ce troupeau que, venant à la guerre
Pour combattre l’enfer et défendre la terre,
Le Sauveur inconnu sa grandeur abaissa ;
Par eux il commença la première mêlée ;

  1. Trois beaux vers. A. Chénier.